Armentières, le 22 février 1917
Très chère mère,
Nous avons toujours cru, mes camarades soldats et moi-même, que l’ennemi le plus difficile à tuer se trouvait dans la tranchée adverse. Oui, après plus de deux ans d’une guerre ou chacun tient sa position, tranchées allemandes contre tranchées françaises, rien ne semblait jamais devoir changer. Nous étions même devenus coutumiers des menaces sournoises que sont les obus et les tireurs d’élite ennemis.
Mais tout a basculé il y a presque cinq semaines.
Nous croyions au début à des désertions. Je dois aujourd’hui me rendre à la seule évidence que nos chefs refusent de regarder en face : elle nous dévore.
Notre tranchée nous dévore méthodiquement les uns après les autres. Comment interpréter autrement le fait que les plus vigoureux de mes camarades sont systématiquement ceux qui disparaissent les premiers ?
De nouvelles troupes françaises et canadiennes sont venues nous renforcer par deux fois, suite à ces pertes massives et inexpliquées. Là encore, les plus forts sont ceux qui ont disparus.
Pas un seul n’a été retrouvé à ce jour, et je vois difficilement comment autant de déserteurs auraient pu échapper à la vigilance des officiers et de la gendarmerie durant tout ce temps. S’ils se sont enfuis, pourquoi ont-ils laissé ici la totalité de leur barda et de leurs effets personnels ? S’ils ont été tués, où diable reposent leurs corps ? Et qui aurait pu extraire discrètement ces dépouilles d’une tranchée profonde de trois mètres ?
Comme je vous l’ai déjà expliqué dans mes précédentes lettres, nous ne subissons guère plus d’une poignée de combats par an. Contrairement à d’autres endroits du front, nous bénéficions d’un calme relatif… Et ce sont finalement les conditions de vie précaires qui nous tuent davantage que les balles et les obus.
Mais aujourd’hui cette tranchée est devenue plus dangereuse encore que tout le reste. Je peux le sentir clairement : il y a quelque chose ici qui ne meurt pas facilement. Quelque chose qui se nourrit de nos vies.
Et je crains de payer très prochainement le prix de mon excellente santé.
Votre fils Alphonse, qui vous aime.
- Fichtre ! Laissa échapper le soldat Philippe en s’étalant de tout son long sur le sol de la tranchée.
Il se releva pesamment. Il toussa longuement et grassement, puis il laissa son regard glisser sur ses camarades en uniforme.
Capote bleu horizon sur pantalon en velours côtelé, ils étaient tous frileusement assis contre le mur terreux de la tranchée. Comme Philippe, la plupart étaient maigres et malades. Certains avaient le nez plongé dans un livre, d’autres lisaient ou relisaient pour la énième fois le courrier envoyé par leur famille ou une bienfaisante marraine de guerre. Et beaucoup tuaient l’ennui en jouant aux cartes, l’air hagard, dans la torpeur de cette tranchée profonde et glacée.
Pas un seul d’entre eux ne releva la tête en direction du maladroit Philippe.
Ce dernier ramassa son casque de métal, le vissa sur sa chevelure brune rase et poursuivit sa route en frottant ses mains raidies par le froid. La tranchée n’était pas creusée en ligne droite mais en zigzag. Elle avait été conçue ainsi pour protéger ses occupants des tirs en enfilade et des explosions d’obus qui pouvaient y tomber.
Philippe progressait donc sans ne jamais voir plus loin qu’à neuf mètres de distance. La terre et les sacs de sable, qui montaient à plus d’un mètre au-dessus de sa tête, ne laissaient subsister par ailleurs qu’une bande de ciel gris… Il en résultait l’oppressante sensation d’être enterré à l’air libre.
Sans doute cela achevait-il d’abrutir des soldats déjà hébétés par cette guerre immobile.
A force d’avancer, Philippe parvint à une casemate creusée dans le flanc de la tranchée. Vue de l’intérieur, elle semblait n’être qu’une cabane sombre dépourvue de fenêtres, dans laquelle plusieurs hommes somnolaient sur de simples paillasses jetées à même le sol.
Philippe poussa doucement l’épaule de l’un d’entre eux et lui chuchota :
- Alphonse ?
- Bigre, vas-tu me laisser dormir ! S’énerva celui qui venait d’être indélicatement tiré de son sommeil.
- Mille excuses… Bredouilla Philippe en réalisant sa méprise.
Il se remit en route en scrutant les visages des hommes qu’il croisait sur son trajet sinueux. Cette progression commençait à avoir un effet hypnotique quand il le trouva enfin.
- Alphonse ! S’écria Philippe.
Assis seul sur la terre gelée de la tranchée, un jeune homme roux et frêle leva des yeux bleus fatigués vers Philippe. Ce dernier s’abaissa et s’approcha pour lui murmurer à l’oreille :
- Alphonse ! Ça y est, le photographe est arrivé ! Il commençait déjà à installer son matériel quand je l’ai quitté ; il faut te hâter !
- Je refuse de participer à cette mascarade. Rétorqua Alphonse d’une voix lasse, alors que le vent glacé emportait la vapeur de son souffle.
- Une mascarade ? S’étonna Philippe. Mais tu dérailles complète…
- Ecoute-moi. Ce photographe ne nous a pas été envoyé par hasard, et nous n’avons certainement pas été sélectionnés pour notre exceptionnelle bravoure… Repense à ce que je t’ai déjà raconté sur ma précédente affectation et réfléchis un peu ! Nous sommes cantonnés sur un site de guerre modèle, tel qu’il est décrit dans le manuel du parfait fantassin : nous profitons de plusieurs jours de repos complet, ici, dans cette tranchée de seconde ligne exemplaire, aménagée en retrait du front. Une fois frais et dispos, nous échangeons notre place avec ceux qui occupent la tranchée de première ligne, directement exposée aux assauts. Or je l’ai moi-même vécu : en d’autres endroits nos camarades ne doivent se débrouiller qu’avec une seule tranchée, qui ne leur offre ni le repos ni le confort dont nous disposons. Certaines tranchées sont simplement creusées dans la boue, sans le moindre renfort de bois ! Ce photographe, auquel tu souhaites prêter ton concours, a sans doute pour mission de prendre de belles images, censées représenter la totalité de notre armée.
- Mais d’où tires-tu donc de telles certitudes ? S’étonna Philippe dans un grand sourire. Allez… Cesse donc de bouder, ça te fait une vilaine mine !
- Tu me trouves négatif ? Je ne fais que mesurer notre honteuse chance de nous trouver ici, à nous prélasser en un point du front qu’aucun chef ne juge utile de conquérir à tout prix. Et puis…
Une involontaire bousculade interrompit net la tirade d’Alphonse. La tranchée venait de se remplir de camarades soldats qui se dirigeaient à marche forcée dans la même direction. Plusieurs toussaient ou tenaient à pleine main leur ventre endolori par la maladie.
- Mince, nous relevons déjà les gars de première ligne ! Se plaignit Philippe en réprimant une quinte de toux.
Alphonse se leva avec résignation. Il plaça son casque sur ses cheveux roux et enfila son sac à dos. Il souffla ironiquement :
- Pas de photographie pour nous aujourd’hui !
Une minute plus tard, Alphonse et Philippe s’engouffraient avec leurs camarades dans l’un des boyaux qui perçaient le flanc avant de leur tranchée. Ils progressèrent durant une centaine de mètres dans ce passage étroit, tout juste suffisant pour faire passer un homme de front.
Cela faisait plus de deux ans qu’ils allaient ainsi d’une tranchée à l’autre en utilisant des tranchées de communication. Plus de deux ans, à ne presque jamais sortir la tête de ce réseau à ciel ouvert.
Philippe pesta, alors que le canon de son fusil se plantait pour la troisième fois dans la terre de ce passage exigu.
Puis il déboucha dans la tranchée de première ligne, en contact direct avec l’ennemi.
Les hommes se répartirent aussitôt le long d’une portion de plusieurs centaines de mètres, arme en main.
Un frisson secoua Alphonse des pieds à la tête.
- C’est pour ce soir, murmura-t-il avec fatalité.
Oui, il va se passer quelque chose de grave ce soir même.
Ernest Lebranchu colla son œil à la visée de son arme périscopique. Il s’agissait d’un fusil lebel classique, dont la crosse avait été ingénieusement rehaussée. Les soldats pouvaient ainsi, sans s’exposer, viser et tirer depuis le sommet de la tranchée situé trente centimètres au-dessus de leur tête.
Ernest utilisait ce dispositif pour scruter attentivement l’espace situé entre lui et la tranchée adverse, en dépit du crépuscule naissant.
- La nuit commence à tomber, murmura-t-il en direction de l’ennemi. Vous n’allez donc pas tarder à sortir pour secourir votre copain…
Un sourire malsain déforma les lèvres d’Ernest. Il ajouta d’un ton cruel :
- Allez… Petits-petits !
- Comment ça ? S’exclama Alphonse assis près de lui. Le boche que tu as abattu tout à l’heure est encore en vie ?
- Ouaip, répliqua Ernest, l’œil toujours collé au système périscopique. Il remue un peu de temps à autre ; je suis sûr qu’il appelle encore ses potes. Ils vont tenter de le récupérer dès qu’ils se croiront protégés par la nuit. Et là…
Un sourire aux lèvres, Ernest imita le bruit sourd d’un impact de balle.
Écœuré, Alphonse se releva et s’éloigna de quelque pas. Il se retourna et fixa Ernest avec consternation.
Ce dernier avait reculé de sorte à ce que le canon de son fusil ne pointe plus hors du parapet de la tranchée. Ceci le rendait invisible à l’œil ennemi sous le clair-obscur. Ernest devait toutefois maintenir un effort constant pour caler son arme de plus de cinq kilos. Porté par son désir de massacre, il maintenait la stabilité de son fusil.
- Allez, ‘fais pas ta pucelle effarouchée ! Lança Ernest à l’attention d’Alphonse. Ils font pareil, en face. Il n’y a qu’une seule loi : manger ou être mangé !
Alphonse s’insurgea :
- Contrairement à toi je n’y prends aucun plaisir ! Et je n’ai jamais tiré sur des hommes qui allaient porter secours à l’un des leurs !
- Tu veux peut-être aller sauver ce boche toi-même ? Se moqua Ernest avant de rire en sourdine. Et puis quoi ? Il y a des cas où on peut les dégommer, et d’autres pas ? C’est la guerre, bon Dieu ! Et il se trouve que je suis nyctalope : je vois bien mieux dans l’obscurité que quiconque. C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis tireur d’élite, eh houai mon gars ! Ça et le fait que je peux loger avec précision une balle à huit cents mètres en plein jour. Voilà comment je vais en surprendre quelques-uns dans un instant !
Alphonse s’assit tout au fond de la tranchée. Il fixa silencieusement la terre, face à lui, qui se fondait dans le crépuscule naissant.
- Putain ! Chuchota Ernest avec euphorie. Je le vois à nouveau bouger ! Allez, venez les petits ! Venez sauver votre copain !
Alphonse se retint de plaquer ses mains sur ses oreilles. Au lieu de cela, il continuait à entendre la jouissance malsaine de son camarade qui jubilait :
- Ça y est, je crois qu’ils tentent une sortie pour le récupérer !
Alphonse imaginait le soldat ennemi tombé près de sa propre tranchée, à seulement cent ou cent-cinquante mètres de là… Un homme gémissant et suppliant ses compagnons.
Ernest chuchota alors sa phrase fétiche ; celle qu’il plaçait à chaque fois qu’il s’apprêtait à donner la mort :
- Le petit oiseau va sortir !
Alphonse se crispa, dans l’attente d’une détonation qui ne venait pas. Il leva la tête vers Ernest et…
- Oh mon Dieu ! Il a… Disparu ?
Alphonse se tourna vers les soldats les plus proches et leur demanda :
- Ernest ! Vous avez bien vu ? Il était juste là, à côté de moi, sur le point de tirer et… Il… Il vient de se volatiliser !
Alphonse devinait les mines incrédules et embarrassées de ses camarades, dans l’obscurité qui s’épaississait. Il inspira profondément et fixa l’une des deux extrémités visibles de sa portion de tranchée, prise entre deux virages.
Ernest n’aurait pas pu passer à côté de tous ces hommes sans les bousculer, donc…
Alphonse pivota vers l’autre extrémité de la tranchée et se lança à pas rapide. Il franchit un premier virage et découvrit les neuf mètres visibles suivants, également occupés par plusieurs soldats.
- Avez-vous vu Ernest ? Leur lança-t-il à voix basse.
Signe négatif de plusieurs têtes.
- Quelqu’un vient-il de passer par ici ? Insista-t-il.
Même signe négatif.
C’est tout bonnement impossible ! Il est forcément parti dans un sens ou dans l’autre !
- T’as l’air d’avoir vu le diable en personne, mon gars. Railla l’un des soldats.
- Ernest vient de… De disparaître. Répondit Alphonse avec hésitation.
- Qu’est-ce que t’entends par là ?
- Eh bien… Il était à côté de moi, en poste d’observation, et l’instant d’après…
Alphonse ne put achever sa phrase tant elle lui paraissait ridicule.
L’un des hommes en position de tir utilisa son fusil périscopique pour scruter le no man’s land qui s’étendait entre les tranchées françaises et allemandes. Il déclara finalement d’une voix rendue sifflante par la maladie :
- Y’a pas un seul boche en mouvement ici. Tu peux me faire confiance, je suis nyctalope et…
- J’en suis ravi pour toi, le coupa Alphonse dans un mélange de panique et d’impatience. De toute façon, je ne vois pas comment les boches auraient pu extraire Ernest de notre tranchée en silence, sous mon nez et celui des autres soldats !
- Parle moins fort ! Le réprimanda l’un des hommes avant de tousser grassement. Que veux-tu que nous fassions de plus ? Nous devons tenir notre poste quoiqu’il arrive. Nous ferons un rapport au moment de la relève, et…
- Ça ne vous fait pas plus d’effet que ça ? S’énerva Alphonse. Avez-vous bien entendu ce que je viens de vous dire ? Ernest a disparu quasiment sous mes yeux !
- Regagne ton poste, tu ‘peux rien faire de plus pour lui. Constata placidement un autre homme, exténué et grelottant de fièvre.
Plongé dans le noir complet, Alphonse était allongé dans l’une des casemates de la tranchée de première ligne. Il ne parvenait pas à s’endormir malgré la fatigue, le froid et la soif.
L’eau manquait en effet souvent. Alphonse était par ailleurs sous-alimenté et s’estimait chanceux de demeurer en bonne santé. Nombreux étaient les autres soldats, autour de lui, dont le visage était émacié, la respiration sifflante et le regard vide.
Comme ceux qui étaient demeurés sans réaction face à l’incroyable disparition d’Ernest.
Ce soir-là, ce n’était ni la soif ni la faim qui empêchait Alphonse de trouver le sommeil. Ses pensées tournaient en une boucle obsédante.
Ils disparaissent réellement !
Alphonse se retourna sur la paillasse qui meurtrissait son dos et ses côtes depuis plus deux ans.
Cette tranchée… Peut-elle vraiment nous engloutir ?
Alphonse sursauta. Une multitude de petits couinements aigus se répandait dans les ténèbres froides de la casemate.
- Saloperies ! Gémit faiblement l’un des soldats en se retournant frileusement dans son sommeil.
Les rats s’infiltraient, une fois de plus. Et comme toujours ils étaient affamés. Alphonse vérifia que sa tête était intégralement couverte, puis il se laissa à nouveau entraîné par le tourbillon de ses pensées.
Le sommeil fut long à venir.
Ce jour-là, environ deux-cents étudiants étaient réunis dans l’un des amphithéâtres de la troisième université de Lille. Cette vaste salle lumineuse était pentue et emplie d’un léger brouhaha.
Certains des étudiants mâles se turent quand ils virent entrer la conférencière.
Vêtue d’un tailleur clair élégant, cette ravissante jeune femme rousse s’approchait du pupitre placé au fond de l’amphithéâtre.
Elle posa son smartphone bien à plat devant elle et balaya lentement l’assistance du regard. Elle prit le micro dans ses mains et le tapota légèrement, ce qui répandit aussitôt un bruit de martelage sourd dans tout l’amphithéâtre.
La voix légère de cette jeune femme rousse s’éleva :
- Bonjour à tous ! Je me nomme Naïla Camara. J’enseigne un nouveau module : la philosophie des sciences. Je dispose de seulement quelques minutes pour vous présenter cette matière optionnelle, et vous convaincre de l’ajouter à votre cursus.
La jeune femme changea son micro de main et balaya l’assemblée du regard en souriant :
- Vous vous dites certainement : « La philosophie des sciences… Quel étrange machin essaye-t-on encore de nous refourguer ? » Un dessin valant souvent mieux qu’un discours, je vais vous présenter une célèbre expérience de pensée qui vous mettra tout de suite dans le bain !
Naïla s’approcha du pupitre et actionna une télécommande. L’image d’un antique navire en bois s’afficha sur le grand écran situé derrière elle.
Elle articula distinctement :
- La parabole du bateau de Thésée. Cela vous évoque-t-il quelque chose ?
L’amphithéâtre demeurant muet, la conférencière poursuivit :
- Imaginez qu’un homme nommé Thésée construise un navire. Imaginez que ce navire navigue durant des mois, puis de longues années. Il viendra un moment ou les vents et les intempéries déchireront la voilure, qui sera rapiécée puis devra être intégralement changée. Il en sera de même avec les cordages qui seront rongés par l’eau de mer et les intempéries. De mêmes, certaines planches constituant le pont, la coque ou le bastingage devront être remplacées au fil de l’usure du temps et des avaries.
Naïla marqua ferma les yeux, comme si elle visualisait l’objet de son discours. Elle reprit :
- Imaginez maintenant que des dizaines d’années puis des siècles s’écoulent. Les membres d’équipage se succèdent aux commandes du bateau de Thésée, qui doit régulièrement être entretenu et réparé. Petit à petit, chacun des éléments qui constituaient le bateau initial est ainsi remplacé… Jusqu’à ce qu’il ne subsiste finalement plus une seule pièce d’origine. Nous nous retrouvons donc dans une situation paradoxale : un équipage conduit le bateau construit par Thésée… Mais ce bateau ne contient pas un seul des éléments originellement assemblés par Thésée !
La conférencière ouvrit les yeux et fixa le centre de l’amphithéâtre.
- Ce simple constat pose une question fondamentale : Est-ce toujours le même bateau ?
Naïla demeura silencieuse, dans l’attente implicite d’une réaction de son public. La voix d’une étudiante s’éleva finalement :
- C’est évident ! Si tout a été remplacé, alors ce n’est plus le même navire. Peu importe que tout cela ait été progressif.
- Je ne suis pas d’accord, s’interposa une jeune voix masculine. Le changement d’une seule planche ne remplace pas le bateau par un autre. Chaque nouvel élément s’est donc à chaque fois intégré à l’ensemble, au fil des réparations successives. Chaque nouvelle planche est devenue le bateau de Thésée !
Naïla sourit, tandis que les étudiants débattaient à n’en plus finir. Elle attendit un peu puis elle les interrompit de sa voix douce :
- Jeune gens, accepteriez-vous de me prêter une ou deux oreilles ? Bien. En dépit de leur incroyable perfectionnement, les sciences actuelles soulèvent le même genre de question, tout en y apportant un éclairage particulier. Vous souhaitez en savoir davantage ? Eh bien, dans ce cas, j’espère vous voir nombreux la semaine prochaine !
Assise au volant de sa petite voiture citadine, Naïla affichait un sourire satisfait. La réaction exprimée par la plupart des étudiants était prometteuse : elle laissait envisager un cours suffisamment garni pour être maintenu dans cette université, où Naïla avait providentiellement trouvé une place de conférencière.
Son véhicule abandonna la ville de Lille pour emprunter une petite route départementale, qui courait entre les champs de cette région. Un quart d’heure plus tard, elle longeait le lac d’Armentières puis s’arrêtait en pleine campagne.
Naïla venait de se garer devant une grande maison blanche isolée, sur des terres agricoles abandonnées et desséchées par le soleil. Erigée sur deux étages, cette vieille demeure récemment remise à neuf avait les dimensions d’une villa.
Naïla essuya une goutte de sueur sur son front. Elle entra en hâte dans cette propriété qu’elle venait d’acquérir avec son époux.
Leur nouveau départ s’annonçait sous de bons augures.
Naïla entra dans sa demeure et fut aussitôt accueillie par deux teckels excités.
- Oui, je suis revenue de la chasse ! Lâcha-t-elle dans un sourire, alors que les deux chiens tournaient frénétiquement autour d’elle.
Emporté par sa fougue, le plus jeune des deux canidés commença à tirer l’autre par l’oreille, dans le but de l’attirer au-dehors pour jouer.
- Tout à l’heure, souffla Naïla en scrutant l’espace autour d’elle.
Elle se tenait dans un vaste hall qui s’élevait jusqu’au plafond, deux étages plus haut. Autour de ce hall étaient réparties les pièces du rez-de-chaussée et des deux étages supérieurs. Ceci procurait l’impression de se trouver à l’intérieur d’une large tour tapissée de pièces habitables. Un grand escalier en bois montait d’ailleurs le long du hall, et reliait ainsi les coursives des différents niveaux.
La structure du bâtiment était faite d’un bois récemment repeint de blanc, mais les moulures démodées en trahissaient le grand âge. Cette demeure avait été construite peu de temps après la première guerre mondiale, non loin des tranchées creusées par les soldats. Ces dernières avaient été englouties par les terres agricoles des environs et il n’en restait plus aucune trace.
Naïla tourna la tête vers l’une des pièces du rez-de-chaussée, sur sa gauche.
- Daniel ? Appela-t-elle. Daniel ?
Naïla s’avança de quelques pas et tendit l’oreille, tout en faisant signe aux chiens de se calmer. Un faible sanglot d’enfant s’élevait de cette grande pièce, dédiée aux activités vétérinaires du mari de Naïla.
- Daniel ! S’écria-t-elle en entrant précipitamment dans la salle.
Des cages spacieuses étaient posées sur des tables, contre de longs murs. Au milieu de ces dernières, un jeune garçon blond de huit ans se tenait à genoux, la tête plongée dans ses mains.
- Daniel, que t’arrive-t-il ? S’inquiéta Naïla.
- Y’en encore qui ont disparus ! Se lamenta l’enfant en désignant l’une des cages disposées autour de lui.
Naïla s’en approcha. Deux cochons d’Inde s’y partageaient un espace si grand qu’ils paraissaient presque perdus. Naïla fit le tour des cages restantes en comptant attentivement le nombre d’animaux.
Vingt-et-un… Il en manque donc trois de plus !
- Chaque cage était correctement fermée à ton arrivée ? Demanda Naïla.
Daniel hocha affirmativement la tête en ajoutant :
- Et la porte de la salle était verrouillée.
Naïla serra son fils contre elle et le rassura de sa voix apaisante :
- Ne t’inquiète pas, nous allons les retrouver.
- Les retrouver ? Protesta Daniel en essuyant une larme. On sait même pas où les autres ont disparus !
Ce à quoi Naïla répondit avec psychologie :
- Tu n’as pas remarqué ? Seuls ceux qui étaient guéris sont partis. Ils sont peut-être simplement allés faire un tour pour se dégourdir les pattes ? Et comme ils n’ont plus besoin de papa maintenant qu’ils sont en pleine forme, ils ne sont tout simplement pas revenus !
- Maman ! Se rebella Daniel en repoussant légèrement sa mère. Ne te moque pas de moi, je suis grand maintenant ! Et je sais qu’ils n’ont pas pu ouvrir leur cage tous seuls… Ni même la porte de la salle !
La jeune mère tempéra :
- Je pense que nous n’en savons pas suffisamment pour savoir s’il faut s’inquiéter. On va attendre le retour de papa et lui demander son avis car, après tout, c’est lui le spécialiste !
Naïla réprima un frisson. La logique imposait une hypothèse inquiétante : celle d’un voleur ou d’un pervers, capable de se jouer des serrures pourtant changées par le couple dès sa prise de possession des lieux.
Bien que Naïla dût être effrayée par une telle possibilité, elle ne parvenait pas à se sentir réellement en danger. Ces disparitions n’étaient en effet pour elle qu’un aspect quotidien supplémentaire à gérer, au même titre que tout autre. Cet incroyable pragmatisme découlait sans doute de son tempérament fantaisiste et un brin déconnecté de la réalité… Un caractère original, qui avait immédiatement séduit son compagnon dix ans plus tôt.
Naïla avait bien évidemment hâte que le système d’alarme et de caméras fût mis en place, comme cela était convenu depuis deux semaines.
Mais pour l’heure, une autre urgence se profilait.
Une fois hors de portée de voix de son fils, Naïla dégaina son smartphone et composa le numéro de son époux.
- Allo ? Chuchota-t-elle. Paul, tu m’entends ?
Daniel était de nature sensible, et le sort de chacun des animaux de son père lui tenait à cœur. Naïla et Paul allaient donc devoir inventer un scénario plausible pour un enfant de huit ans : celui de l’évasion héroïque d’une vingtaine de cochons d’Inde, désormais tous ravis de vivre ensemble au grand air.
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