Une cabane, dans la forêt enchantée. Viendras-tu y jouer ?
Prends garde toutefois à n’en pas sortir la nuit.
Oui, prends garde au croquemitaine.
Niobé émergea lentement de son sommeil. Elle s’étira paresseusement sur son lit et demeura désorientée. Saisie par l’ambiance trouble du rêve qu’elle venait de faire, elle peinait à reconnaître sa chambre rose d’enfant.
Niobé faisait souvent ce rêve qui ne lui laissait aucun souvenir à son réveil... Seulement l’impression curieuse de s’être rendue dans un autre foyer, à la fois familier et indiscernable.
Niobé sursauta quand son réveil sonna.
- C’est l’heure d’aller à l’école, marmonna-t-elle en baillant.
Elle quitta son lit et se dirigea vers la salle de bain qui, comme sa chambre, était située à l’étage.
Niobé fit sa toilette et enfila une tenue d’été, faite de couleurs claires assorties à sa chevelure rousse. Après s’être regardée dans un grand miroir, elle sourit de toute la fraicheur de ses douze ans puis elle descendit d’un pas léger à la cuisine.
- Coucou mamie ! Lança-t-elle joyeusement à une vieille femme au sourire généreux.
Cette dernière avait préparé un petit déjeuner fait de bols chocolatés et de tartines de fraise.
Niobé l’embrassa et se rua sur les tartines qu’elle dévora avec délice.
Un moment plus tard, Niobé sortit de la villa sous un ciel bleu éblouissant. Elle passa devant une grande piscine de forme arrondie, descendit deux marches et se faufila entre les grands palmiers qui protégeaient la propriété des regards extérieurs.
Cette habitation était située à la limite Est de Nice, en bordure du Mont Boron. L’ensemble du quartier était ainsi en pente et surplombait la mer, visible loin en contrebas. Niobé pouvait l’apercevoir de temps en temps entre les habitations, tandis qu’elle descendait à pied le boulevard Carnot.
Plus elle descendait, et plus les habitations masquaient la perspective marine et les palmiers.
Il ne resta bientôt plus que la ville et ses hautes habitations haussmanniennes, aux lignes influencées par l’architecture Italienne. Niobé y ressentait une forme de dignité historique, comme si de grandes familles de la renaissance y avaient habité. La fillette imaginait les Montaigu et Capulet, se déchirant au seizième siècle…
C’est ainsi, perdue dans ses rêveries d’enfant, que Niobé arriva à son collège.
Tu es de retour dans cette étonnante forêt où tout n’est qu’exubérance. La végétation adopte d’incroyables couleurs et exhale des senteurs exotiques, tandis que des oiseaux arc-en-ciel virevoltent selon d’impossibles trajectoires.
La cabane est là, toute proche. Pourquoi n’y entres-tu pas ?
Elle est aussi grande et bien construite qu’une vraie maison.
Elle est aussi accueillante que la forêt elle-même.
Dépêche-toi d’y entrer !
Car le croquemitaine n’est pas loin.
Niobé se réveilla en sursaut. Elle était assise à sa place, comme chaque élève de la classe. Le professeur de mathématiques la fixa d’un œil ironique et lança :
- Alors, Niobé, peux-tu me donner la solution à ce problème ?
La fillette posa un regard désorienté sur un tableau couvert de symboles mathématiques. Elle était toujours sous l’emprise de la peur qu’elle venait de ressentir dans son rêve éveillé. Un rêve qui venait de la surprendre en plein cours.
Le professeur s’amusa :
- Je t’écoute.
Il fixa Niobé d’un air qui disait :
« Vas-y, prouve-moi que tu es bien une surdouée. Montre à tous tes camarades que tu es digne d’être en classe de troisième alors que tu as seulement l’âge d’être en sixième ».
Niobé plissa les yeux sur le tableau, mais son cœur tambourinait dans sa poitrine et l’empêchait de se concentrer.
Le regard du professeur se teinta de satisfaction. Sans doute celle d’avoir mis en échec la surdouée de service, dont il avait refusé le saut de classe de toutes ses forces.
Il reprit :
- Tout le monde cale sur cette équation ?
Niobé porta discrètement une main à son cœur, qui battait jusque dans ses tempes. Elle sursauta quand la sonnerie de l’école retentit.
- Bien, conclut le professeur, ce problème constitue votre devoir à rendre pour le prochain cours.
Niobé demeura assise, alors que ses camarades rangeaient leurs affaires et commençaient à sortir de la salle de cours. Elle sursauta à nouveau ; le professeur venait de lui demander de libérer sa place.
Il ne lui fallut pas plus d’un instant pour faire son sac et déguerpir.
Sans trop savoir comment, Niobé se retrouva au milieu de la grande cour du collège, totalement déserte à cette heure de la matinée. Ce vaste espace formait un carré parfait, délimité par les trois grands bâtiments où se déroulaient les cours, et par le très haut grillage d’un terrain de sport.
Le collège était ainsi isolé du reste de la ville.
Il sembla subitement à Niobé que ce lieu était le seul endroit existant au monde.
Elle leva les yeux vers les fenêtres des différents étages, derrière lesquelles des salles se remplissaient d’élèves pour le cours suivant.
- Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Murmura faiblement Niobé.
Elle ne parvenait ni à fixer son attention ni à agir. Elle demeurait pétrifiée au milieu de la grande cour vide du collège.
Le cœur affolé, Niobé porta à nouveau son regard autour d’elle.
Cela devenait une évidence : elle ne pouvait pas retourner dans ce bâtiment, où se préparait pourtant déjà son prochain cours.
Un instant plus tard, Niobé courait à perdre haleine dans la ville de Nice.
Niobé courait sans réfléchir, sous un soleil d’été brûlant. Elle prit à gauche en sortant du collège puis s’engouffra dans la première rue à sa droite.
- Le port Lympia, murmura-t-elle dans un souffle de soulagement.
Elle stoppa sa course et balaya d’un regard le port de plaisance qui s’étendait devant elle.
Amarrés en avant-plan, de multiples bateaux blancs de petite taille. Amarrés en arrière-plan, sur le quai opposé, quelques bateaux à deux ou trois étages. Et tout autour de cela, les grandes habitations de Nice, qui alternaient les couleurs blanc et saumon caractéristique de la ville.
Niobé inspira profondément.
Sur sa gauche, le vent qui venait de la mer était doux et apaisant. Loin devant elle, et derrière les habitations du port, émergeait une colline et ses pins mélèzes.
Malgré la distance, Niobé avait la sensation de sentir leur odeur puissante et rassurante.
Elle vida ses poumons et sentit un poids se retirer de sa poitrine. Elle envisagea alors de rebrousser chemin pour retourner en classe.
L’angoisse qui l’étreignit la convainquit aussitôt d’abandonner cette idée.
Fort heureusement, Niobé était une enfant aussi pragmatique que perspicace, elle décida donc de fêter sa première école buissonnière comme il se devait.
Elle se dirigea vers le pub irlandais qui se tenait juste-là, un peu plus loin, à l’angle du port.
Niobé soupira et essuya une goutte de sueur sur son front. La chaleur semblait déjà être à son paroxysme, tel un après-midi d’été surchauffé. Il n’était pourtant pas plus de dix heures trente, et cette première semaine du mois de septembre aurait plutôt dû être douce.
- Et un point pour le réchauffement climatique ! Murmura Niobé en continuant à longer le quai en direction du pub irlandais.
La terrasse de ce dernier était quasiment déserte, et l’intérieur l’était tout autant. Il s’agissait d’un lieu de caractère, en teintes marron foncé de bois et de cuir. Le plafond était marqueté de panneaux de bois finement ciselés, et le mobilier était largement espacé.
Il se dégageait de tout cela un sentiment de confort classieux et de cocon convivial.
Exactement ce dont Niobé avait besoin.
Elle s’approcha du comptoir derrière lequel se tenait un jeune homme vêtu d’une chemise blanche aux manches retroussées. Il leva la tête vers la jeune fille et lui lança jovialement :
- Niobé ! Que viens-tu donc faire ici à cette heure ? Tu ne devrais pas être en cours ?
S’avisant de la mine triste de la fillette, le jeune serveur dégaina aussitôt un grand verre qu’il remplit de café, de lait et de quelques autres mystérieux ingrédients. Il recouvrit le tout d’une généreuse épaisseur de mousse de lait et servit la boisson obtenue avec un grand sourire.
Niobé le remercia d’un regard et s’assit au comptoir, devant son verre fumant de Irish Cappuccino.
- Grosse journée, constata le serveur avec empathie.
Niobé hocha la tête.
Le serveur reprit :
- Cette première semaine de rentrée scolaire est si dure que ça ?
- Elle est plus compliquée que prévu, confirma Niobé.
- Même pour une surdouée comme toi ?
Le ton de cette phrase se voulait à la fois compréhensif et valorisant. Niobé répondit simplement :
- C’est plus compliqué que ça.
Le serveur répondit avec psychologie :
- Ce ne sont pas les cours qui te posent problème, sinon tu n’aurais pas sauté trois classes. J’imagine donc qu’il s’agit du comportement des autres. Peut-être justement par rapport à ta… Précocité ?
Niobé hésita, puis elle répondit :
- En fait, c’est plutôt moi qui ai un problème. Je me retrouve avec des camarades plus âgés que moi. Nous n’avons pas les mêmes centres d’intérêt et je me sens isolée.
Le serveur hocha la tête et confirma :
- Oui, bien évidemment. Tu es capable de comprendre des choses compliquées pour ton âge, mais tu n’en demeure pas moins une enfant… De ton âge. Une enfant de douze ans.
Le serveur fixa Niobé et marqua un silence songeur, tandis qu’elle sirotait son Irish Capuccino d’un air absent.
Il reprit :
- C’est donc parce que tu te sens seule que tu sèches les cours ? Une enfant sérieuse comme toi ? Quelque chose me dit que tu es tracassée par autre chose.
Le ton de cette réplique était à la fois inquiet et bienveillant. Niobé se sentit obligée de répondre avec davantage de sincérité :
- Oui, effectivement, il y a autre chose.
Elle ne pouvait en dire davantage. Comment expliquer que son problème résidait dans un vague cauchemar dont elle n’avait aucun souvenir exact ?
Ce qui lui importait le plus, à ce moment précis, était de se sentir en sécurité. Or ce pub était le seul, avec la villa de sa grand-mère, à lui procurer un tel sentiment… A tel point que Niobé avait couru vers ce lieu sans même y penser.
Le serveur tourna la tête vers l’entrée et s’exclama :
- Tiens, voilà le patron !
Le visage de Niobé s’illumina. Elle se tourna vers l’homme d’âge moyen qui entrait dans le pub.
Son imposant gabarit suscitait immédiatement le respect. Il portait un veston en cuir et un pantalon marron, dont le style s’accordait à l’ambiance du pub.
Il posa un regard accueillant sur Niobé et hocha silencieusement la tête en signe de salutation. Comme toujours ses yeux bleus irradiaient une force protectrice.
- Franck ! S’exclama Niobé en sautant de son tabouret de bar pour aller se serrer contre lui.
- Ouh là là ! Ça sent la grosse journée ! Constata ce dernier dans un grand rire grave.
- Ça se voit donc tant que ça ? S’étonna Niobé avec une innocence désarmante.
Le serveur rit de bon cœur et adressa un clin d’œil à Franck, qui murmura à l’oreille de sa protégée :
- Allons parler de tout ça dans l’arrière-boutique.
Un canapé en cuir posé près d’un petit frigo rempli de boissons, une télévision et sa table basse, un bureau… La susnommée arrière-boutique tenait bien plus d’un appartement privé, aménagé dans le même esprit décoratif que le pub. Niobé imaginait facilement Franck s’y détendre après une journée difficile, à l’abris de l’agitation de la ville.
Elle se confia sans réserve à Franck, qui l’écouta avec la plus grande attention.
Une fois que ce fut fait, il posa ses yeux bleu profond sur la fillette et expliqua calmement :
- Ce que tu viens de vivre ressemble à une petite crise d’angoisse ; ce n’est pas bien méchant en soit. Tu peux prendre le temps que tu veux pour rester ici et…
Franck se tut. Bercée par sa voix, Niobé venait de s’endormir contre lui, sur le canapé où ils s’étaient assis tous les deux.
Franck sourit et demeura contre la fillette.
Il veillait sur sa protégée.
Niobé dormait. Elle dormait mais elle avait vaguement conscience que quelque chose n’allait pas, quelque part près d’elle.
Mue par une indicible pulsion, elle se redressa brusquement en écarquillant les yeux.
- Mais… Murmura-t-elle. Je suis… Je suis dans la…
Elle ne put terminer sa phrase tant ce constat était saugrenu. Tant il était tout bonnement impossible.
Niobé dut pourtant se résoudre à l’évidence : elle était assise à même le sol de sa forêt… La forêt du rêve flou qui hantait ses nuits depuis des années.
- Non, voulut protester Niobé.
Mais seul un faible murmure franchit ses lèvres.
Elle se releva lentement et demeura debout.
La forêt qui l’entourait n’avait effectivement rien d’ordinaire. La vivacité de ses couleurs et le ravissement de ses formes ne pouvait en effet exister que dans un film d’animation, comme celui de Spielberg qui se déroulait sur une planète merveilleuse :
- Le film Avatar, ne put s’empêcher de murmurer Niobé.
Oui, cela ne pouvait exister que dans la seule imagination d’un réalisateur. Ou dans bien dans le rêve d’un enfant.
Niobé se pinça et grimaça de douleur. Elle sauta légèrement sur place et ressentit parfaitement les sensations de montée et de redescente, puis l’amorti de ses jambes sur le sol. Elle percevait parfaitement son corps, son souffle et le contact de ses vêtements sur sa peau.
Tout cela était bien trop précis pour n’être qu’un rêve.
De la forêt émanait une odeur délicieusement sucrée. Niobé inspira profondément et identifia des fragrances de barbe à papa et de réglisse... Il n’y avait pourtant rien d’autres que ces arbres étranges, à perte de vue.
Une telle chose pouvait-elle être réelle ?
Niobé recula par réflexe, alors qu’un oiseau étincelant passait sous son nez en laissant une légère traînée arc-en-ciel derrière lui.
Une trainée à l’odeur alléchante de vanille.
Déstabilisée, Niobé ne savait ni quoi faire ni quoi penser. Elle ne se sentait toutefois pas menacée, car de ce lieu émanait une évidente sérénité.
Niobé réalisa alors que cette forêt était bien loin d’être silencieuse. L’écoulement d’un doux ruisseau, le bruissement extraordinairement léger du feuillage des arbres, et même une sorte de mélodie à peine audible, jouée par le contact des brins d’herbe entre eux, au rythme d’une brise délicate… Toutes ces sonorités formaient une harmonie d’une délicatesse surnaturelle.
Niobé eut une première pensée très pragmatique :
Je suis endormie près de Franck, dans son Irish Pub, et tout ceci n’est qu’un rêve délirant.
Puis une seconde :
Qu’est-ce que Baptiste a bien pu mettre dans mon capuccino ?
Niobé fronça les sourcils. Elle murmura à sa propre attention :
- Cette forêt ne peut pas être un lieu qui existe réellement.
De fait, Niobé commençait pourtant à marcher entre d’immenses arbres surréalistes. Ils étaient de couleur bleu-mauve et se tordaient selon d’impossible circonvolutions.
Chemin faisant, Niobé déboucha sur un petit sentier qui serpentait entre arbres fantaisistes et fleurs géantes. Perdue dans de vertigineuses interrogations, Niobé emprunta ce sentier sans réfléchir.
Au bout d’un moment le chemin se sépara en deux directions qui formaient un angle presque droit entre elles. Un panneau en bois sur lequel était peint une maisonnette indiquait le sentier de droite. Un autre panneau pointait vers la gauche, mais sur ce dernier n’était peint aucune indication.
Niobé toucha le bois des deux panneaux. Il était lisse et parcouru de reflets profonds, comme s’il avait été verni avec attention et savoir-faire. Niobé sentait pourtant parfaitement les veines légères d’un matériau brut, découpé et utilisé tel quel.
Le bois dans lequel étaient façonnés ces panneaux pouvait-il être naturellement si précieux ?
Niobé recula d’un pas et les fixa avec circonspection. La maisonnette peinte sur le panneau de droite était faite de couleurs joyeuses, presque enfantines, mais selon un dessin simple et maîtrisé.
La neutralité parfaite du panneau de gauche n’inspirait évidemment aucune envie particulière d’emprunter cette direction.
Quelque chose en Niobé s’éveilla alors, comme un vague souvenir. Celui d’un rêve vague mais maintes fois vécu.
Niobé porta une main à son cœur. Elle tourna la tête vers le sentier de droite et murmura :
- La cabane… Celle de mes rêves… C’est là qu’elle se trouve. Au bout de ce chemin.
Le cœur de Niobé battait à tout rompre tandis qu’elle s’engageait sur la droite et hâtait le pas.
Un long moment s’écoula ainsi, à évoluer entre des plantations végétales toutes plus folles et démesurées les unes que les autres… Un véritable tableau de Salvador Dali vivant, dans lequel les couleurs étaient aussi surréalistes que les formes.
Niobé arriva finalement dans une petite clairière, au centre de laquelle se tenait effectivement…
- La cabane ! S’exclama Niobé.
Bien que le rêve qu’elle faisait depuis sa petite enfance ne lui eût jamais laissé de souvenir précis, la grande cabane qui se dressait devant elle dégageait exactement la même ambiance.
Bâtie sur deux étages, elle était aussi grande et bien construite qu’une vraie maison. Elle était faite du même bois précieux que les deux panneaux indicateurs du chemin, ce qui la rendait rutilante, sous le soleil qui perçait depuis les hauteurs.
Mais surtout, il émanait de cette construction une aura de protection et d’authenticité : celle du vieux grenier dans lequel on vient se réfugier en hiver, emmitouflé dans un pull confortable avec une tasse de chocolat chaud. Ce même grenier dans lequel se cachent les innombrables trésors d’enfant d’une époque lointaine et mystérieuse.
Un peu à l’écart de cette cabane se trouvait un petit puit en pierres tout aussi authentique.
Tout cela était étrangement familier. Tout cela avait été vécu dans d’innombrables rêves aussitôt oubliés.
Mue par une indéfinissable émotion, Niobé s’approcha lentement de la cabane. Bien qu’elle fût incapable d’en expliquer le sens, elle le ressentait au plus profond de son cœur : elle retournait chez elle.
Elle posa une main sur la poignée de la porte. Le contact était aussi agréable que du bois longuement chauffé par le soleil d’été.
Niobé se figea.
Peut-être… Peut-être que je viens ici à chaque fois que je m’endors, et qu’ensuite j’oublie tout à mon réveil ?
Niobé n’avait qu’une seule crainte : découvrir un endroit merveilleux qu’elle oublierait aussitôt. Le seul endroit dont elle avait pourtant réellement besoin.
Niobé prit une grande inspiration.
Elle tourna la poignée et ouvrit la porte.
La porte s’ouvrit sur un intérieur accueillant, entièrement fait de bois. Cet endroit était l’archétype même de la vieille maisonnée, attendant qu’un chaperon rouge vienne rendre visite à Mère-Grand.
Niobé entra et balaya attentivement les lieux du regard. Il s’agissait d’une grande pièce unique dont la partie droite était une cuisine rustique. Elle était construite à l’ancienne, avec un grand four massif en fonte qu’il fallait sans doute alimenter avec les petites buches qui étaient proprement alignées à côté.
La partie gauche était un salon constitué d’un mobilier à la fois ancien et chaleureux : une magnifique bibliothèque garnie de vieux livres, un petit canapé, deux fauteuils et une large cheminée en pierre. Il y avait également un petit secrétaire et une chaise, pour qui voulait y écrire.
Un escalier en bois montait depuis ce salon vers le premier étage.
D’une voix respectueuse, Niobé lança en sa direction :
- Bonjour, il y a quelqu’un ?
Comme elle s’y attendait, personne ne répondit. Niobé insista tout de même :
- Je suis Niobé, j’ai douze ans et je me suis perdue dans votre forêt !
Aucune réaction.
Niobé sentait au plus profond d’elle-même qu’elle n’avait pas besoin d’aller vérifier si le premier étage était effectivement vide. Elle se sentait à sa place, comme chez elle.
La fillette fit quelques pas en direction de la bibliothèque. Cette dernière était remplie de livres anciens aux couvertures finement ouvragées. Elles étaient toutes plus attrayantes les unes que les autres.
Niobé s’approcha davantage et regarda les titres écrits sur les tranches des livres. Il y avait là toutes les lectures qu’elle aimait, notamment une collection complète des œuvres de Jules Vernes.
Cet ensemble de livre tenait une place tout particulière dans le cœur de Niobé car il s’agissait de ses toutes premières lectures. Elle reconnut le livre avec lequel elle avait appris elle-même à lire, à l’âge de trois ans, sans la moindre aide extérieure.
Niobé n’avait pas de souvenir clair de cette époque, mais sa mère avait relayé cet exploit autour d’elle avec une telle fierté, et durant tant d’années, que Niobé en avait reconstruit ses propres souvenirs.
Ses parents avaient tout d’abord cru qu’elle imitait les adultes en mimant l’acte de la lecture. Puis ils avaient été stupéfaits de découvrir que leur fille lisait réellement des histoires, qui plus est destinées à un public plus âgé.
La fierté parentale avait rapidement cédé la place au doute : celui de ne pas répondre aux besoins de leur enfant prodige. Le couple avait donc amené Niobé à un médecin qui leur avait donné l’adresse d’un centre spécialisé.
Verdict : la fillette possédait un QI de cent-soixante-douze. Sur le papier, il s’agissait d’une performance supérieure à celles d’Albert Einstein ou de Stephen Hawking.
Face à cette extraordinaire révélation, la principale intéressée, Niobé, s’était contentée de déclarer :
« J’aurais sûrement eu meilleur score si j’avais pu m’entrainer préalablement. Cela signifie donc qu’un test de QI mesure seulement la capacité d’une personne à résoudre ce test. »
Flattés dans leur ego, les parents de Niobé avaient aussitôt acclamé ce qu’ils prenaient désormais pour la parole d’un génie. Leur génie. Personne ne semblait avoir perçu dans ces propos la remise en question du système établi.
Personne, à vrai dire, ne semblait réellement comprendre Niobé qui, pour sa part, voyait facilement à travers les gens et les situations.
Cent-soixante-douze de QI.
Cette performance qui affolait les compteurs s’était révélée être un avantage très nuancé, dans les mois et les années qui avaient suivi.
Niobé secoua la tête et revint à elle.
Sans même s’en rendre compte elle avait saisi son livre fétiche, Vingt-mille lieues sous les mers. Elle l’avait ouvert à la page. Celle où elle avait eu le déclic de la lecture à l’âge de trois ans.
Cette page consistait en une grande illustration dessinée à l’encre noire, représentant un homme qui brandissait un harpon sur un frêle esquif. Ce dessin était légendé de la phrase suivante : « Ned brandissait un énorme harpon ». Il s’agissait de l’une des rares illustrations de ce livre, qui comptait des centaines de pages écrites.
Dans ce livre, Niobé avait non seulement appris à lire les mots qu’elle connaissait déjà, mais elle avait également appris le sens de mots inconnus, en les voyant se répéter dans le même contexte. Ces nouveaux mots avaient enrichi le contexte de lecture, facilitant en retour l’apprentissage contextuel de nouveaux mots inconnus.
Plus Niobé apprenait, et plus elle apprenait vite.
Dès lors, la connaissance était devenue un fleuve pour lequel Niobé manifestait une soif inextinguible. Et derrière cette soif s’en cachait une plus grande encore : celle de comprendre le sens des choses.
Niobé secoua à nouveau la tête.
La lumière qui diffusait dans la cabane depuis l’extérieur rougissait, preuve qu’une quantité de temps non négligeable s’était écoulée.
Niobé ne s’en formalisa pas, elle se perdait facilement dans ses pensées et ses souvenirs. Il lui arrivait d’ailleurs de s’abandonner à la contemplation méditative de détails insignifiants : l’arrondi d’un élément de mobilier, la couleur particulière d’une trousse.
Niobé secoua la tête pour la troisième fois.
Elle replaça précautionneusement le livre à sa place, entre deux autres ouvrages de la bibliothèque, puis elle pivota lentement sur elle-même pour observer le reste du salon.
Ce dernier se ternissait, sous l’éclairage faiblissant du soleil couchant. Niobé se demanda alors à voix haute :
- Comment vais-je faire pour rentrer chez moi ?
Elle réfléchit un instant et reprit :
- Peut-être suffit-il que je m’endorme pour me réveiller dans le canapé de Franck ?
Niobé n’avait pourtant nullement sommeil. Elle ressortit de la cabane et demeura bouche bée.
Plus le soleil disparaissait derrière l’horizon, et plus la végétation émettait elle-même son propre éclairage. Il s’agissait d’une lueur légère, qui émanait de chaque feuille, chaque brin d’herbe, chaque plante géante. Toutes ces petites luminosités s’additionnaient et baignaient la forêt d’une douce pénombre mauve-bleuté.
Niobé contempla longuement le nouveau visage de cette forêt, qui alimentait sa propre veilleuse de nuit.
Niobé frissonna et s’approcha du puit, situé à quelques mètres à peine de la demeure.
Quelque chose, dans ce dernier lui était encore plus familier que tout le reste... Comme si ce puit était important. Il n’y avait pourtant là qu’une simple margelle en pierre, dépourvue de manivelle ou de corde qui eût permis de descendre un seau.
De seau il n’y avait d’ailleurs pas la moindre trace. Dans ce cas, comment ce puit pouvait-il avoir la moindre utilité, la moindre importance ?
Niobé passa la tête au-dessus de la margelle et se pencha sur un abîme insondable. Le fond de ce puit était sans doute le seul endroit véritablement ténébreux de toute la forêt.
Niobé sursauta.
Un craquement venait de retentir au loin, dans la végétation luminescente. Un craquement inquiétant, long et profond, comme si une gigantesque bête broyait d’énormes masses végétales entre ses pattes griffues.
Niobé posa instinctivement une main à son cœur et se raidit.
Un nouveau craquement s’éleva, plus violent et davantage menaçant.
A peine eût elle le temps de réaliser ce qu’elle faisait que Niobé s’était déjà ruée à l‘intérieur de la cabane, fermait le loquet de la porte d’entrée et reculait d’un pas.
La forêt tout entière résonna d’un nouveau craquement ; la cabane vibra légèrement.
Ce bruit activait une peur viscérale dans le cœur de Niobé. Car si elle était déjà venue en ce lieu et avait tout oublié, son cœur, lui, se souvenait parfaitement… Il savait quelle chose terrible hantait la forêt une fois la nuit tombée.
La forêt et la cabane tremblèrent à nouveau.
Niobé hurla. Dans la plus grande confusion elle se rua à l’étage où elle plongea sous les couvertures d’un grand lit en bois.
Elle glissa un œil timide hors de son cocon de laine…
La luminescence de la forêt jetait une pâle lueur à travers les fenêtres, ce qui permettait de distinguer formes et contours dans un mélange de légers reflets irisés.
La chambre où s’était réfugiée Niobé était de dimension moyenne et pourvue d’une table et d’une chaise. Cette pièce eût pu être celle de quelque chaperon rouge, poursuivi par un loup terrible.
La forêt trembla à nouveau.
Puis quelque chose gémit. Une chose énorme et profondément mauvaise, en chasse d’innocence.
Niobé se roula en boule sous la couverture et ferma les yeux de toutes ses forces. Cela dura longtemps, alors que la nuit résonnait des grattements monstrueux d’une Bête enragée, parcourant la forêt à toute vitesse.
Niobé se crispait de tout son corps, de tout son être. Tant et si bien que, à bout de forces…
Elle s’endormit.
Croque, croque, mon ami,
Croque cette mitaine !
Niobé se réveilla en sursautant.
Elle rabattit brusquement les couvertures… Et réalisa qu’elle était toujours dans la cabane. Plus exactement dans le lit de la chambre où elle s’était endormie la veille.
Au dehors le soleil était digne d’un plein été et la forêt radieuse. Tout était calme, serein.
Niobé se crispa :
Comment est-ce que je vais revenir à Nice ?
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