Cet arbre me semblait sinistre, auparavant. Je le trouve désormais réconfortant : il me tend ses bras tordus et me berce doucement dans ses hauteurs, tandis que je regarde les enfants jouer dans le jardin.
L’un d’eux est une fillette blonde en robe rouge ; elle remarque ma présence et cesse aussitôt de jouer. Elle s’approche lentement et se plante en dessous de moi, sous les branches.
Elle me dévisage un moment, interrogative.
- Madame ? Commence-t-elle avec hésitation.
Elle s’interrompt alors que je descends vers elle. Je porte une main glacée sur ses lèvres et me retourne.
Je contemple cet arbre tordu.
Oui, je contemple cet arbre qui me berce depuis le jour où je suis morte à ses pieds.
- Et de sept ! S’écria Anya en lâchant un lourd carton sur le sol.
La trentaine, un visage fin et de longs cheveux, cette mère de famille passa un avant-bras sur son front moite.
Elle souffla, posa ses mains sur ses hanches et demeura un instant, seule, au milieu des cartons entassés dans le dressing que deviendrait bientôt cette grande pièce vide et blanche.
- Olivier ! Appela-t-elle en visant le rez-de-chaussée de sa voix.
Aucune réponse.
- Oliver, j’ai déjà commencé ! Relança Anya avec légèreté en sortant de la salle.
Elle dévala les grands escaliers qui menaient au rez-de-chaussée, lui aussi vide de tout mobilier.
Son mari Olivier était là, au milieu du vaste salon blanc et lumineux. Une cinquantaine bien marquée et un visage rond chaussé de lunettes carrées conféraient à ce blond trapu une bonhommie mêlée d’une force douce. Ce charme indéfinissable avait immédiatement séduit Anya, un an plus tôt.
Son téléphone portable collé à l’oreille, Olivier semblait soucieux.
- Oui… Oui. Je dois tout d’abord briefer mon équipe. Nous en reparlerons demain.
Sa voix grave se posait délicatement, comme toujours, mais également avec inquiétude cette fois-ci.
- Un problème, mon lapin ? S’enquit Anya, alors qu’Olivier raccrochait et s’apprêtait à composer un nouveau numéro.
- Oui, un incident sur un de nos… Dossiers.
- Un dossier, reprit Anya d’un air entendu en frottant machinalement son short de sa main gauche.
Constatant la nervosité de son épouse, Olivier se ravisa et glissa le téléphone dans une poche de son pantalon en toile.
- J’appellerai l’institut plus tard. J’ai bien mieux à faire pour l’instant que de travailler, alors que ma femme a besoin de moi !
Olivier ponctua sa phrase d’une petite tape amoureuse sur le fessier d’Anya, qui se détendit et sourit.
- Les enfants… Où sont-ils ? S’inquiéta-t-elle après avoir vainement tendu l’oreille.
- Dans le jardin, ils s’y amusent comme des fous depuis tout à l’heure ! La rassura Olivier en la prenant dans ses bras.
- Mais je n’entends rien, tu…
- Insonorisation parfaite de la demeure !
Joignant le geste à la parole, Olivier traversa le salon et ouvrit une fenêtre qui laissa aussitôt entrer les rires de plusieurs enfants.
- Quelle chaleur ! Souffla-t-il en essuyant la goutte de sueur qui roulait sur son front. J’ai jamais vu un été aussi chaud, même pour une fin d’août !
- Bon, eh bien moi je continue à monter les cartons et les meubles, ironisa Anya en glissant un regard papillonnant vers l’élu de son cœur. Tu es libre de venir aider une pauvre femme en détresse, bien entendu !
Trois heures plus tard le couple s’asseyait au dehors, près du grand camion de déménagement qu’il venait de vider. Le regard absent, Olivier posa une main sur la cuisse de sa compagne et lâcha avec fatigue :
- Cartons entreposés ! Reste encore le plus difficile : déballage, rangement...
- Demain, murmura Anya en posant sa tête sur l’épaule de son mari.
Olivier tourna la tête en direction de leur nouvelle demeure.
Spacieuse, moderne et placée à seulement trente minutes de Paris, elle faisait partie d’une paisible zone résidentielle dont les maisons étaient largement espacées. Celle d’Olivier et Anya était située au milieu d’un vaste jardin isolé du reste du monde par un rideau végétal naturel.
Craignant d’endommager ce jardin, Olivier avait préféré garer le camion devant le portail pour porter chaque carton et chaque meuble à travers la propriété. La partie la plus délicate avait consisté à traverser le petit pont de bois qui enjambait un cours d’eau… Autant d’éléments au style japonais, qui avaient instantanément séduit le couple lors de sa première visite.
Anya et Olivier se relevèrent pesamment de leur trottoir.
Ils franchirent le grand portail métallique de leur propriété, qui se referma derrière eux d’une simple pression de télécommande. Désormais isolés dans leur paradis de végétation luxuriante, ils arpentaient les dalles en pierre plate qui dessinaient un chemin naturel sur la pelouse.
- Je n’arrive toujours pas à y croire ! S’exclama Anya en s’asseyant à mi-chemin, sous l’ombre d’un groupe d’arbres en fleurs. Tout ceci est à nous ! C’est un véritable parad…
- Mince, on a complètement oublié ! L’interrompit Olivier. Nous devons rapporter le camion.
Anya soupira à l’idée du long aller-retour qui les attendait : Olivier conduisant le poids-lourd, et elle le suivant au volant de sa voiture avec les trois enfants… Dont elle espérait qu’ils seraient plus épuisés qu’excités par leur journée de découverte.
La nuit tombait et la famille était de retour dans sa nouvelle demeure.
Le portail s’ouvrit puis se referma derrière le couple et leurs trois enfants, alors que le soleil rougeoyant touchait la ligne d’horizon, loin derrière les arbres du jardin. Tous étaient épuisés par les heures d’embouteillage qu’ils avaient dû supporter après avoir rendu le camion.
Olivier portait dans ses bras la fille endormie de sa compagne, une frêle blondinette de huit ans vêtue d’une robe rouge. Deux garçons à peine plus âgés suivaient docilement Anya en poussant laborieusement une jambe devant l’autre.
A peine dix minutes plus tard les enfants étaient couchés à l’étage, sur un grand matelas posé à même le sol entre plusieurs cartons.
Encore une ou deux minutes s’écoulèrent avant que le couple ne s’effondre sur le grand canapé d’angle du salon, où il s’endormit presque aussitôt.
Aucun éclairage communal au dehors ; seulement un clair de lune tout juste suffisant pour détourer grossièrement les choses.
Lasse de tâtonner à la recherche d’un interrupteur qu’elle ne trouvait pas, Anya traversa le salon à l’aveuglette, les bras largement écartés devant elle.
- Merde ! Chuchota-t-elle alors que son pied nu heurtait douloureusement un obstacle invisible.
- Re-merde ! Siffla-t-elle en posant son autre pied sur un relief inattendu.
Prenant appui sur un gros carton, Anya marqua une pause tout en prenant ses repères.
Les toilettes… Où sont ces foutues toilettes ?
Bien que la jeune femme se souvînt parfaitement de la disposition des lieux pour les avoir arpentés toute la journée, elle peinait à se localiser correctement. Tout n’était qu’ombres et contours, dans la moiteur de cette étouffante nuit d’été qui n’en finissait pas.
Anya essuya fébrilement son front moite et chaud, alors qu’elle ouvrait bien grand ses yeux brûlants de fatigue.
Son cœur se serra brutalement.
- Mais… Dans quelle pièce est-ce que je me trouve ? Chuchota-t-elle à sa propre attention.
Totalement désorientée, elle avança droit devant elle dans le but de rencontrer un mur ou une porte. Il lui semblait avoir déjà parcouru l’équivalent de plusieurs longueurs de salon quand elle sentit sur son visage…
De la pluie ?
Un picotement froid, qui humectait finement son corps.
Anya leva la tête en direction d’un indiscernable plafond. Elle passa une main sur sa joue ruisselante avant de reculer machinalement d’un pas.
- D’où… Mais d’où est-ce que ça vient ? S’écria-t-elle, alors qu’un léger courant d’air glaçait sa peau trempée.
A force de marcher contre ce flux d’air, Anya s’approcha d’une fenêtre ouverte.
Ce n’est pas possible… Nous avons tout fermé au rez-de-chaussée par mesure de sécurité !
Se retournant pour rebrousser chemin, le regard d’Anya embrassa la pièce qu’elle venait de traverser. Cette dernière était désormais éclairée par la lune qui se trouvait dans son dos.
- Oh mon Dieu ! Lâcha Anya d’une voix rauque alors que sa gorge se serrait.
La salle sur laquelle jouaient les pâles reflets lunaires était aussi grande qu’un stade. Les murs, irréguliers et luisants d’humidité, semblaient anciens. Plus proches de parois rupestres que d’une structure humaine habitable, les lieux semblaient immenses.
- Merde… Mais c’est pas vrai ! Cria cette fois-ci Anya paniquée. Olivier !
L’écho du prénom qu’elle venait de hurler se répercuta longuement, comme renvoyé entre de lointaines falaises.
Anya pivota sur elle-même pour s’échapper par la fenêtre. Elle s’arrêta, interdite, devant la masse sombre et irrégulière qui l’obstruait.
Anya porta une main craintive sur cette étrange surface, rêche et à l’odeur boisée.
- Un arbre ! Mais que fait un arbre dans…
Un craquement sinistre fit vibrer douloureusement la main d’Anya qui tomba à la renverse.
Alexis se redressa lentement en frottant ses yeux gonflés de fatigue. Il tourna un œil vers son frère et sa sœur, étendus à ses côtés sur le grand matelas. Il devinait leur présence plus qu’il ne les voyait, dans la pénombre nocturne. Leur sommeil semblait agité.
Alexis se releva lourdement du matelas moite de transpiration. Il laissa courir son regard sur la pièce faiblement éclairée par la lune. La masse de la literie, jetée en travers de la chambre, se détachait d’autres formes chaotiquement enchevêtrées.
Alexis réalisa qu’il avait soif.
Après avoir tenté de se remémorer si une bouteille d’eau avait été laissée dans la chambre, il entreprit de sortir sans n’allumer aucune lumière.
Ce n’est qu’après avoir franchi la porte qu’il le sentit avec une intensité troublante : quelque chose n’était pas à sa place.
Quelque chose d’important.
L’esprit encore engourdi par le cauchemar fiévreux qui venait de le réveiller, Alexis ne parvenait pas à mettre le doigt sur ce qui clochait.
Il avança de quelques pas avant de s’arrêter au milieu du grand espace commun aux chambres de l’étage. Il comprit alors, avec une terrible lenteur, d’où provenait sa gêne : le sol, sous ses pieds nus, était rugueux… Comme si le parquet lisse et moderne avait été remplacé par un revêtement naturel, à l’état brut.
Alexis se baissa et toucha le sol du plat de la main.
Le relief était irrégulier, strié et presque blessant. Et cette odeur boisée…
De l’écorce ? L’écorce d’un arbre ?
Alexis peinait à appréhender cette situation. Rêvait-il encore, étendu près de Julia et Jérôme sur ce matelas désagréablement moite ? Ou bien se tenait-il effectivement debout, piétinant un sol de bois vivant ?
Alexis passa une main nerveuse sur son front brûlant, puis il inspira et souffla profondément. La torpeur qui s’était emparée de lui dès son réveil persistait et entretenait sa confusion.
Le garçon se redressa et se rendit à l’aveuglette dans la salle de bain. Il s’accouda au lavabo et y fit couler un mince filet d’eau. Il demeura ainsi longtemps, les lèvres délicieusement rafraichies par le fluide qui, étrangement, n’étanchait pas sa soif.
Alexis se rendit ensuite aux toilettes, dans lesquelles il urina finement, toujours à l’aveuglette. Il s’apprêtait à pivoter pour rebrousser chemin quand il réalisa que ses pieds ne lui obéissaient plus.
Toujours envahi par la léthargie maladive qui l’engluait depuis son réveil, Alexis décida de reculer d’un pas… Ce qui se révéla impossible.
Quelque chose le fixait solidement au sol.
Peut-être s’écoula-t-il une minute entière avant que, exténué et fiévreux, Alexis ne comprenne l’anormalité de la situation et ne se baisse afin d’effleurer ses pieds.
- Des branches ! S’exclama-t-il avec angoisse, en réalisant que ses chevilles étaient prisonnières d’excroissances rigides et rêches.
Grosses comme le petit doigt, ces dernières étaient solidement entortillées autour des chevilles du garçon terrorisé.
- Papa ! Anya ! Cria-t-il d’une voix étouffée par des trémolos de détresse. Papa ! Papa ! Au secours !
L’enfant hurla et tomba sur les fesses, la plante de ses pieds toujours plaquée au sol.
Il réalisa alors qu’une bruine humidifiait sa peau depuis déjà un bon moment. Plus dense qu’un épais brouillard, mais plus légère que la plus fine des pluies, cette étrange moiteur glacée emplissait désagréablement ses poumons et perlait sur ses cheveux.
- Pap… Commença Alexis, avant que la terreur n’étouffe sa voix.
Plic. Ploc. Plic. Ploc.
Réduit au silence, Alexis ne pouvait guère faire mieux que d’entendre ce goutte à goutte régulier qui semblait provenir du plafond. Le garçon imaginait les murs ruisselant d’une humidité glacée, tout autour de lui…
Recevant des gouttes de plus en plus grosses et insistantes sur le front, Alexis releva la tête vers la source supposée de cet écoulement.
Une sensation de chute brutale...
Et les ténèbres, qui emportent tout.
Olivier se réveilla de mauvaise humeur.
La nuit n’avait été qu’une longue suite de cauchemars chaotiques, à demi-réveillé sur le canapé où lui et sa compagne n’avaient cessé de se retourner en maugréant. Assoiffé, courbaturé et définitivement réveillé par un rayon de soleil aveuglant, Olivier se redressa péniblement.
- Chérie ? S’enquit-il d’une voix enrouée.
Olivier réalisa qu’il était seul.
- Anya ? Relança-t-il en se redressant dans le salon rempli de cartons et de meubles épars.
Simplement vêtu de son caleçon, Olivier s’approcha de la grande baie vitrée qui donnait sur la partie arrière d’un immense jardin : pelouse verdoyante à perte de vue, plusieurs arbres en fleur dispersés ici et là, et quelques bosquets dans lesquels les enfants avaient passé la journée de la veille à se cacher.
Ne parvenant toujours pas à croire que cet Eden lui appartenait, Olivier ouvrit partiellement la baie vitrée. Un léger courant d’air chaud caressa délicatement sa peau nue, tandis que des piaillements d’oiseaux envahissaient le salon.
- Merde, l’institut !
Olivier frappa son front de sa main avant de chercher son téléphone du regard.
‘Complètement oublié de prévenir celui qui était de permanence.
Olivier enfila son pantalon et son tee-shirt, négligemment jetés sur un carton, puis il pianota sur le smartphone qu’il porta à son oreille.
- Allo ? Bonjour Camille. Savez-vous qui était de garde cette nuit ? Bien. Je n’ai pas eu le temps de lui transmettre une consigne de première importance et je voudrais savoir… Comment ça, absente ?
Olivier blêmit et pressa le téléphone contre son oreille.
- Calmez-vous Camille ; un mot à la fois s’il vous plaît. Si je comprends bien ce que vous venez de m’expliquer… Votre collègue Niobé, qui était censée être de garde cette nuit, n’était pas à son poste quand vous êtes venue la relever ce matin ?
Olivier décolla légèrement le haut-parleur de son oreille. Il écouta patiemment son interlocutrice devenue hystérique, puis il posa calmement sa voix :
- Savez-vous au moins si elle a pris sa garde hier ou si elle n’est pas venue du tout ? Ce n’est pas grave Camille, calmez-vous. Vous en avez déjà vu d’autres, comme nous tous dans cet institut médico-légal, n’est-ce pas ? Avez-vous prévenu… Bien, c’est parfait.
Olivier conclut avec un large sourire parfaitement audible :
- Je vous rappelle d’ici une heure pour faire le point.
Puis il raccrocha.
Du sang dans l’un de nos couloirs, une consœur manquante à l’appel, et peut-être même un cadavre perdu…
Olivier s’imaginait déjà annoncer à son épouse qu’il allait devoir s’absenter pour gérer une crise à l’institut médico-légal de Paris, en pleines vacances, et malgré l’emménagement en cours.
- Et merde… Chuchota-t-il avec résignation avant d’appeler : Anya ? Les enfants ?
La maison demeura parfaitement silencieuse.
Olivier fouilla chaque pièce de chaque étage avant d’apercevoir le reste de la famille par une fenêtre.
Il va falloir te faire à l’idée que tu habites un véritable domaine !
Il retrouva femme et enfants quelques minutes plus tard, dans la partie avant du jardin. Assise à l’ombre d’un arbre, Anya regardait les trois petits diables qui sautaient et couraient en décrivant de grands cercles entre deux saules pleureurs.
Elle lança avec admiration :
- Regarde-moi ça, ce n’est pas dans notre appartement parisien qu’on aurait vécu un truc pareil !
Olivier s’assit silencieusement à côté de son épouse dont il remarqua les traits tirés.
- Sale nuit, hein ? Lui glissa-t-il en passant amoureusement une main autour de sa taille.
Les yeux toujours rivés sur leurs enfants, Anya se serra contre Olivier sans mot dire. D’un point de vue légal, Alexis était le fils d’Olivier, alors que Jérôme et Julia étaient les enfants d’Anya.
Cette famille recomposée depuis seulement un an n’en était pas moins soudée par un amour qui abolissait toute origine : les enfants de l’un étaient tout autant ceux de l’autre.
Le précédent conjoint d’Anya était décédé d’un accident de voiture quelques années plus tôt. Olivier, pour sa part, avait été marié pendant douze ans à Claire, une marâtre détestée de ses enfants. Cette dernière faisait traîner différentes procédures légales à grand renfort d’avocats, en jouant sur des biens immobiliers communs dont elle contestait sans cesse le partage.
Ceci n’avait nullement empêché la rencontre puis le mariage d’Anya et Olivier.
- Je vais peut-être devoir m’absenter… Introduisit ce dernier sur un ton coupable. Un problème important se profile au travail, et mon équipe risque d’avoir besoin de moi.
Anya tourna vers son mari un regard fatigué qui acheva de lui fendre le cœur.
- C’est en rapport avec ce dossier ? Murmura-t-elle.
- En partie. L’une de mes médecins légistes manque à l’appel. Elle n’est pas joignable et il est possible qu’il lui soit arrivé quelque chose de grave vu ce qui a été retrouvé ce matin à l’institut. Ce médecin devait par ailleurs réceptionner un dossier, judiciairement très sensible… J’ai donc potentiellement un double problème sur les bras. Je ne peux décemment pas gérer un truc pareil à distance, mais ce n’est là que la pire des hypothèses. Rien n’est encore confirmé pour l’instant.
Le terme dossier été mis en place très tôt par le couple afin d’éviter de choquer les enfants, qui ignoraient l’activité professionnelle exacte de leur père commun.
- Mais où est passée Julia ? S’inquiéta Anya en balayant les environs du regard.
Lasse du nouveau jeu pour lequel ses deux frères avaient opté, la blonde Julia errait au hasard de la verdure qui l’entourait. Elle était passée dans la partie arrière du jardin quand une forme attira son regard.
Un arbre effeuillé se détachait nettement du reste de la végétation aux couleurs vives. Il était sombre et ramifié en de nombreuses branches griffues. Même l’herbe, autour de lui, semblait terne.
Julia ne parvenait pas à détourner son regard de cette masse étrange. Bien que son instinct lui murmurât de ne pas s’en approcher, Julia réalisa tout à coup qu’elle venait de parcourir la trentaine de mètres qui l’en séparaient, et qu’elle effleurait désormais le tronc râpeux.
Julia leva les yeux vers la cime imposante et poussa un soupir de soulagement. La femme qu’elle y avait vue la veille n’y était pas.
- Oh non, mes chaussures ! Se plaignit Julia avec dégout, en constatant que ces dernières étaient salies par la boue qui encerclait l’arbre.
La fillette recula de quelques pas, là où l’herbe et la terre étaient sèches, et elle y essuya ses ballerines rouges assorties à sa robe. Julia était heureuse que sa mère n’ait pas remarqué qu’elle portait ses vêtements de la veille – ses préférés –.
D’ailleurs, à bien y réfléchir…
Maman est différente ce matin.
Les traits tirés et le regard légèrement absent, comme Olivier. Et comme ses deux frères, dont le sommeil agité l’avait réveillée à plusieurs reprises.
Toujours concentrée sur le nettoyage de ses chaussures, Julia réalisa qu’une goutte froide venait de tomber sur son épaule. Elle releva instinctivement la tête et fronça les sourcils.
Le tronc ruisselait d’humidité, et des gouttes d’eau tombaient des branches les plus horizontales.
Julia demeura immobile, captivée par les miroitements ainsi créés sur l’écorce. Elle sortit de sa léthargie en frissonnant ; de nouvelles gouttes glacées venaient de s’abattre sur elle.
Julia recula d’un pas puis d’un autre, alors que l’arbre exerçait toujours sur elle sa fascination hypnotique. Le regard rivé sur ce dernier, la fillette tomba finalement à genoux tandis que les impacts de gouttes d’eau s’intensifiaient tout autour d’elle.
Julia était incapable de réagir. L’arbre était là, qui l’appelait d’une voix presque audible. Il semblait l’inviter désespérément, tant ses branches effilées pointaient vers elle dans une irrépressible…
- Julia !
C’était la voix d’Anya, lointaine mais claire. Et peut-être inquiète, également.
- Julia ! Julia ! Insista la même voix en se rapprochant rapidement.
La fillette ne parvenait pas à détacher ses yeux de l’arbre sombre.
- Julia ? Souffla la voix inquiète d’Anya à son oreille. Tu m’entends ma chérie ?
Cette dernière ne réagit pas, malgré la pression des mains de sa mère sur ses épaules.
- Mais tu es glacée ! S’affola Anya en prenant sa fille dans ses bras.
Julia tourna aussitôt la tête afin de maintenir son lien visuel avec le tronc massif. Anya jeta à son tour un œil vers la sinistre masse de bois et se figea.
Qu’est-ce que…
Un arbre trempé, sous un soleil brûlant. Un arbre dégoulinant d’humidité, au beau milieu d’un jardin brûlé par l’été.
Anya souleva sa fille apathique et s’enfuit vers sa demeure.
La voix de ta mère résonne péniblement à tes oreilles :
- Julia ? Tu m’entends ?
Une lumière aveuglante t’empêche d’ouvrir pleinement les yeux.
- Julia ? (…)ment te sens-tu ? Olivier, je crois (…) revient à elle.
Bien que tu n’en distingues pas les mots, la voix de ton beau-père s’élève en arrière-plan, chaude et rassurante. Tu essaies de te relever mais, aveugle et désorientée, tu t’effondres sur le sol.
- Julia ! Crie ta mère affolée.
Tu devines le contact de tes parents, qui t’enveloppent et t’arrachent à moi. Leur amour te réchauffe alors que tes yeux s’ouvrent douloureusement sur ce monde, que tu ne verras plus jamais comme avant.
Car, ils ne l’ont pas encore compris, tu as radicalement changé. Pour toujours.
- Julia ? Interroge doucement ton beau-père. En quelle année sommes-nous ?
Tu réponds sans hésitation, d’une voix claire et assurée. Ton beau-père poursuit :
- Sais-tu où tu te trouves ?
- A la maison. Ma nouvelle maison ! Répliques-tu avec une innocence désarmante.
Tu réponds avec succès à plusieurs autres questions, dont les deux dernières :
- Comment te sens-tu ?
- Bien.
- Tu as mal quelque part ? Des vertiges ?
- Non, tout va bien.
- C’est parfait mon poussin, réconforte ton beau-père avant d’ajouter : te souviens-tu de ce qu’il vient de se passer, juste avant de te réveiller ?
Tu fournis la réponse adaptée : tu jouais, tu as eu subitement chaud, et puis… Le trou noir, avant de te réveiller ici.
- J’ai fait quelque chose de mal ? Demandes-tu de ta voix enfantine si pure.
- Non, poussin ! Rassure ta mère avec force, en te serrant contre son cœur puis en de te berçant lentement. Tu es une fille adorable !
Oui, une fille adorable aux répliques parfaites. Mais as-tu bien compris le sens de mon enseignement ? Et surtout, sauras-tu délivrer mon avertissement avant qu’il ne soit trop tard ?
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