Seul et apeuré, un jeune garçon court dans une forêt brumeuse aux branches acérées. Ses vêtements sont déchirés par sa course éperdue, ses jambes sont trempées de boue.
Le garçon le sait : elle est là, quelque part autour de lui. Et elle ne doit surtout pas l’attraper.
Le garçon court encore plus vite.
Il trébuche et se relève fiévreusement, le cœur sur le point d’exploser. Il repart aussitôt dans un sprint effréné… Et tombe à nouveau, entre les arbres griffus.
Il sent à peine l’estafilade qui lacère désormais sa joue droite car une toute autre chose focalise ses pensées. Il a vu la racine dans laquelle il vient de buter. Il a vu cette racine se mettre délibérément en travers de sa route pour le faire chuter.
L’enfant se redresse. Il fixe avec horreur les arbres décharnés qui l’encerclent et allongent vers lui leurs innombrables branches griffues.
C’est alors qu’un incompréhensible murmure résonne dans la forêt, tandis qu’un vent putride s’élève d’entre les arbres. Un murmure inhumain, qui se confond avec le craquement de la forêt agitée.
Au bord de la suffocation, le garçon réalise qu’il est embourbé dans un marécage à l’odeur nauséabonde. Il ouvre la bouche pour hurler, mais la terreur l’en empêche… Car elle est là, qui se dresse devant lui : une silhouette féminine maigre et irrégulière, aussi hirsute que les arbres alentours.
Les pieds cloués au sol par la vase, l’enfant tombe en arrière en se débattant. Le murmure inhumain s’élève à nouveau, pendant que la forêt se tord de folie en craquant de toutes parts.
La silhouette féminine décharnée adopte alors un rythme irrégulier et macabre, tout en s’approchant de l’enfant.
Elle tend vers lui un doigt griffu et…
La forêt dévore le garçon en un instant.
La maison était remplie d’une bonne dizaine de policiers. Deux d’entre eux fixaient le cadavre du locataire, étendu dans un coin du salon. Les autres examinaient les lieux, ou bien attendaient dans une pause assurée et très professionnelle.
L’un des policiers chuchota à l’oreille de son jeune confrère :
- Ça y est, je crois qu’elle arrive… Oui, c’est elle !
Le jeune policier tourna un regard discret vers la jeune femme trentenaire qui entrait dans la maison. Cette civile blonde aux cheveux longs et au visage fin était chaudement vêtue, comme tous les autres policiers qui avaient investi les lieux.
Elle salua silencieusement les forces de l’ordre, puis elle traversa lentement le salon pour s’arrêter un instant devant le cadavre… Celui d’un homme d’environ quarante ans.
Elle fit ensuite minutieusement le tour de chaque pièce avant de revenir devant le corps. Elle demeura debout, l’air rêveuse.
- Que fait-elle ? Ne put s’empêcher de murmurer le jeune policier.
- La même chose que d’habitude : elle s’imprègne de l’ambiance des lieux du crime. Tu vas voir, cette profileuse est véritablement impressionnante !
Il s’écoula plusieurs minutes d’attente, durant lesquelles chaque policier retint son souffle. La jeune femme blonde se crispa subitement, puis elle s’adressa respectueusement au policier le plus proche d’elle :
- C’est bon, j’ai terminé. Le légiste et les techniciens peuvent prendre le relai.
La maison de la victime devint alors le siège d’une activité digne d’une petite fourmilière : des hommes vêtus de combinaisons protectrices blanches commencèrent à effectuer des prélèvements ; d’autres finirent de prendre les photos qu’ils avaient laissées en suspens tandis qu’un légiste mesurait les paramètres biologiques de la victime.
La femme blonde se dirigea vers l’officier le plus gradé et commença à discuter avec lui. Le jeune policier eu beau concentrer toute son attention sur eux, il ne parvint à saisir que d’insignifiantes bribes de leur conversation. Simple quatrième classe, il n’osait s’approcher. Il lâcha finalement avec dépit :
- Que peuvent-ils bien se raconter ?
Son collègue plaça une main condescendante sur son épaule et rétorqua :
- C’est vraiment dommage qu’on ne puisse pas l’entendre. La première fois que je l’ai vue à l’œuvre, elle a regardé la scène de crime pendant environ cinq minutes, comme aujourd’hui. Puis elle nous a sorti l’âge du coupable dans une fourchette de cinq ans seulement, ainsi que sa profession, son style vestimentaire, et une localisation géographique plutôt précise. On a choppé le gars en dix jours, alors qu’il sévissait depuis trois ans. Aujourd’hui, on ne peut plus se passer des services de cette femme !
Le jeune policier leva un sourcil dubitatif en direction de la femme blonde, qui parlait toujours avec l’officier. Il lança à nouveau à son collègue :
- Comment fait-elle pour deviner tout ça ?
- Je ne sais pas trop. Elle justifie son approche de façon scientifique, et cela semble à chaque fois logique et évident. Une fois, par exemple, elle s’est appuyée sur le nombre de cigarettes retrouvées autour de la victime, qui était non-fumeur. Ceci révélait que l’assassin avait largement pris le temps de fumer, et donc qu’il était en confiance. Elle en a conclu qu’il connaissait les lieux et la victime, et qu’il n’habitait probablement pas très loin. Et je ne te parle là que du nombre de cigarettes !
Le policier marqua un silence. Il fixa la profileuse blonde, toujours occupée à discuter avec le même officier, puis il ajouta d’un air mystérieux :
- Oui, les arguments qu’elle fournit sont parfaitement logiques. Pourtant… Sa façon de procéder montre qu’elle ressent certaines choses, et que cela éclaire sa façon d’observer la scène. Elle est, en quelque sorte, notre consultante-marabout !
La femme et l’officier se retirèrent de la scène de crime, probablement pour un débriefing au poste de police. Le jeune policier eut juste le temps d’entendre le prénom de la femme blonde. Il la regarda ensuite marcher dans la rue enneigée, au travers de la fenêtre du salon.
- Aline… Murmura-t-il en l’observant.
Il entrevit son visage, juste avant qu’elle ne monte dans sa voiture et n’allume le moteur.
Elle semblait terriblement triste.
Aline gara péniblement sa voiture dans le grand parking enneigé de la rue Aberdeen. Elle tira pesamment le frein à main puis expira lentement l’air de ses poumons.
Il était midi, et elle était enfin devant chez elle.
Aline resta assise sur le fauteuil conducteur. A bout de forces, elle contempla passivement le grand immeuble de briques rouges qui lui faisait face, cinquante mètres plus loin, derrière le pare-brise de sa voiture. Elle pouvait distinguer, au troisième étage, l’appartement qu’elle louait depuis qu’elle était venue s’installer ici, à Ottawa, capitale du Canada.
Combien de temps cela fait-il déjà ? Fut la seule pensée qui la traversa.
Aline se répondit à voix basse :
- Deux ans. Cela fait déjà deux ans que j’ai quitté la France pour venir travailler ici.
Deux ans qu’elle vivait dans un pays certes francophone mais relativement étranger, et dont la langue officielle était l’anglais. Ses deux enfants âgés de onze ans, Alexandre et Jérémy, y avaient rapidement pris leurs marques.
Aline repensa aux dernières heures écoulées. Tout d’abord son arrivée dans la maison remplie de policiers, puis son analyse de la scène de crime et sa discussion avec l’inspecteur. Elle avait ensuite confié ses conclusions au chef adjoint, dans l’un des cinq postes principaux de la capitale.
Puis elle avait pris sa voiture pour venir se garer ici, devant son appartement.
- Pourquoi ne lui as-tu pas dit ? Se murmura-t-elle. Pourquoi ne lui as-tu pas dit que c’était ta dernière affaire et qu’il devrait se passer de toi pour les suivantes ?
Aline serra le volant de toutes ses forces. Elle ajouta avec conviction :
- C’était ma dernière affaire. Je lui annoncerai dès demain.
Aline sortit de sa voiture. Elle traversa le parking blanc de neige, entra dans son immeuble et monta à pied jusqu’au troisième étage.
Elle jeta un œil à sa montre.
Midi quinze. Encore trois heures avant d’aller chercher les enfants à l’école.
Aline pouvait profiter d’un peu de solitude pour se remettre de son éprouvante matinée... Et c’est exactement ce qu’elle fit : elle commença par refermer la porte de son appartement à clé, puis elle lâcha négligemment son épais manteau sur la moquette bleu clair qui tapissait l’ensemble du lieu de vie. Elle déchaussa négligemment ses bottes fourrées avant de rester un instant, hagarde et les bras ballants, dans le petit hall aux murs lisses et blancs.
A partir de cette zone centrale se distribuaient les accès vers l’ensemble des pièces de ce F3, de taille correcte pour une petite famille. Aline tourna sa tête vers la gauche, où se situaient sa chambre et le salon. Elle commença à se diriger vers ce dernier quand un léger vertige lui fit ralentir son pas. Elle poursuivit sa trajectoire laborieusement et s’affala finalement dans un canapé au tissu bleu foncé.
Aline distinguait à peine la table basse en bois clair et la grande télévision qui lui faisaient face.
Ça va recommencer.
La pièce tangua lentement, tout en se mêlant à des flashs de la toute récente scène de crime.
Aline revoyait confusément ce qu’elle venait de vivre : elle, face au corps inanimé de la victime, dans ce salon envahi de policiers. Elle encore, « s’imprégnant de l’ambiance », comme les policiers se plaisaient à le dire.
La tête écrasée dans un douloureux étau, Aline sentit à peine ses paupières se fermer.
Elle perdit aussitôt connaissance.
Tu viens d’entrer dans la maison de la victime. Les policiers te regardent comme le sauveur providentiel, celui qui leur montrera bientôt la vérité. Deux d’entre eux chuchotent même discrètement en te dévisageant, toi, la Sherlock des profileuses. Ton action leur semble si facile ! Si seulement ils savaient…
Tu salues les forces de l’ordre et traverses le salon. Le corps est là, devant toi. Tu fais le tour de la maison et reviens vers la victime inerte.
Et tu attends.
Tu attends le vent noir. Encore quelques minutes s’écoulent et… Tu commences à le sentir.
Il ondule sous ta peau. Il murmure directement à tes tympans et caresse même la rétine de tes yeux. Il s’insinue lentement dans la maison tout entière.
Désormais animé par ce vent noir, les éléments matériels commencent à te parler avec une évidence criante : la position précise de la victime, l’emplacement de chaque petit détail alentour, même insignifiant… Tout cela te raconte une histoire violente et précise.
Tu visualises les mouvements de l’assassin, tu ressens même sa façon de parler et, bientôt, sa façon de penser.
Tu voudrais faire cesser le vent noir, mais il souffle de plus en plus fort et t’entraîne avec lui dans l’esprit du tueur. Tu espères que ce dernier ne soit qu’un meurtrier accidentel, emporté par une colère trop forte. Tu espères ne pas plonger une fois de plus dans une âme perverse.
Ce n’est hélas pas ce qu’il se produit. Le vent noir souffle encore et toujours, et te porte les abjectes pensées de l’assassin.
La noirceur de ce qu’il s’est passé dans cette maison s’imprègne au plus profond de ton esprit. Et, tôt ou tard, cette même noirceur reviendra murmurer à tes oreilles. Oui, portée par le vent noir, elle trouvera à nouveau un chemin vers toi, pour te rappeler chacun des instants que tu viens de voir.
Tu vivras plusieurs fois encore ce que le tueur a ressenti ici, en abattant sa proie, et tu pourras dresser de lui un portrait étonnamment précis.
Tu auras alors vu d’autres de ses victimes. L’âme sombre de ce bourreau aura hanté ton esprit au point de te faire pleurer jusque dans ton sommeil.
Combien de temps le supporteras-tu encore ?
Aline se réveilla en sursaut. Elle était tordue dans une position douloureuse, sur le canapé bleu de son salon. Il lui fallut un moment pour reprendre ses repères.
Incapable de se relever, Aline s’allongea plus confortablement sur le dos et fixa le plafond.
- C’est de pire en pire, murmura-t-elle.
Ce qui c’était révélé être un don précieux, deux ans plus tôt, n’était plus aujourd’hui que souffrance et dégout.
Je vais chercher plus activement. Peu importe le travail qui se présentera, je le prendrai. N’importe quoi... N’importe quoi sera toujours mille fois préférable à cette plongée dans l’horreur.
Les yeux embrumés de fatigue, Aline regarda l’heure affichée sur l’écran de son smartphone.
Il est temps d’aller chercher les deux loulous !
Dix-huit minutes plus tard, Aline récupérait ses enfants devant l’école, les mettait à l’arrière de la voiture et entamait le chemin de retour. Comme toujours, l’espiègle et brun Jérémy se lançait dans des pitreries qui faisaient sourire son frère Alexandre, un blondinet réservé.
Dans le rétroviseur, Aline jetait un œil amusé sur Alexandre, qui plaçait une main devant sa bouche pour ne pas éclater de rire. Il résista courageusement durant de longues secondes, le visage rouge, avant de céder. Son frère le rejoignit aussitôt.
Revigorée par tant de malice, Aline se sentait enfin revivre.
Elle s’arrêta à une intersection et prit le temps de poser son regard sur la capitale enneigée, tout autour de la voiture. Il s’agissait en l’occurrence de l’une des nombreuses zones résidentielles d’Ottawa, constituée de petites maisons, d’arbres et de pelouses. Ceci donnait une dimension humaine et chaleureuse à cette grande ville, quadrillée à angle droit par ses rues.
Nous sommes dans Java street.
Aline fut prise d’une inspiration subite. Elle lança joyeusement :
- Les enfants, que diriez-vous d’une petite promenade à Hampton Park ? Nous sommes juste à côté !
- Oh oui maman ! Lança le brun et aventureux Jérémy tandis qu’Alexandre demeurait silencieux.
Aline interpréta cela comme un grand élan positif commun.
Quelques minutes plus tard, elle garait sa voiture sur le parking d’une zone résidentielle aisée. De belles maisons, une grande piscine et deux courts de baseball étaient accolés à un parc de dimensions plus que correctes pour des enfants.
Bien que cette zone fût destinée aux résidents de ce quartier, elle n’était pas non plus interdite à une visite publique… Or Aline savait à quel point ses enfants aimaient les zones boisées. Ils émirent un « hooo ! » émerveillé avant même de pénétrer dans le sanctuaire végétal.
Un délicat écrin de givre enveloppait en effet chaque feuille, chaque branche, chaque brin d’herbe. La végétation brillait ainsi de mille pointes de diamants, sous un ciel pur et glacé. Les lieux étaient figés et absorbaient chaque son, étouffant même le chahut d’Alexandre et Jérémy, qui commençaient leurs jeux imaginaires.
Un moment parfait, à savourer le plaisir des deux enfants.
Les garçons finirent par se lasser, et leurs nez par couler plus que de raison. L’heure du repli stratégique vers l’appartement venait de sonner.
Arrêt de la voiture devant l’immeuble rouge de la rue Aberdeen, montée des escaliers vers le troisième étage, et réconfort d’un appartement agréablement chaud.
- On se lave les mains, les loulous ! Lança Aline avec un entrain contagieux, tout en retirant son épais manteau.
Une fois le lavage expédié, Alexandre fila faire ses devoirs dans sa chambre, tandis que Jérémy allait regarder son émission de télévision habituelle, sur le canapé bleu du salon.
Aline partit dans sa chambre et s’assit pesamment sur son lit à deux places. La pièce était tapissée de couleurs ocre, auxquelles s’accordaient les tons chauds des draps et d’une table de nuit. Aline s’y sentait protégée et en paix.
Elle expira lentement l’air de ses poumons et murmura à sa propre attention :
- Tu sais comment ça va se passer... Ce nouveau tueur va encore sévir. Il y aura d’autres victimes, et chaque scène de crime te fera rentrer davantage dans la tête de l’assassin. Et finalement, c’est cet assassin qui sera dans ta tête, au point de te rendre folle.
Aline serra inconsciemment les draps de son lit dans ses deux poings, posés de part et d’autre de ses fesses.
- Un assassin de plus dans ta tête, Aline. Ce n’est plus possible. Tu arrêtes tout dès demain matin.
La jeune femme se remémora la facilité de ses premières affaires : elle reconstituait simplement les scènes, sans aucune souffrance. La police attrapait ensuite le criminel, et le monde semblait se porter un peu mieux.
Mais c’est désormais Aline qui en payait le prix.
- Tant pis, le monde se passera de tes services ! Ironisa la jeune femme.
Elle ne put s’empêcher de sourire en s’imaginant, simple et banale employée d’une vie délicieusement ordinaire.
C’est alors que le téléphone portable sonna.
Le corps entier d’Aline se crispa quand elle lut l’identité de l’appelant.
C’est l’inspecteur Jill. Il y aurait une nouvelle victime… Déjà ?
Aline porta la main à son téléphone, posé à côté d’elle sur le lit.
Ça ne change rien. C’est même mieux : tu annonces l’arrêt de ta collaboration dès maintenant. Tu seras officiellement redevenue une mère normale dans dix minutes !
Aline porta lentement l’appareil à son oreille puis elle décrocha. Elle demanda timidement :
- Inspecteur Jill ?
- Effectivement, c’est à nouveau moi. Répondit la voix du policier, inhabituellement grave. Nous avons un nouveau corps. Pouvez-vous venir dès maintenant à Dominion Arboretum ?
Aline visualisa aussitôt le lieu désigné. Il s’agissait d’un vaste parc accolé à un lac et un canal. Cet Eden était constitué d’une flore riche et de pelouses dégagées, en plein centre de la capitale. Ce point d’intérêt touristique faisait la fierté d’Ottawa. Il s’agissait par ailleurs du parc préféré d’Alexandre et Jérémy.
Un cadavre… Dans Dominion Arboretum.
- Aline ? Etes-vous toujours là ? S’inquiéta la voix de l’inspecteur Jill dans le haut-parleur du téléphone.
La jeune femme répondit d’une voix hésitante :
- Vous allez trouver cela abrupte… Je voulais déjà vous en parler tout à l’heure, dans l’appartement de la victime. Comme vous le savez, cela fait déjà quelque temps que j’envisage d’arrêter notre coopération... Et ce moment vient d’arriver.
Dans le haut-parleur du téléphone, un léger bruit suivi d’un silence trahit la surprise de l’inspecteur. Aline reprit :
- Jill, je vous avais déjà fait part de la difficulté croissante que constituent ces affaires pour moi. Vous saviez que j’arrêterais tôt ou tard… Et puis… Je vous ai déjà donné des éléments importants sur le tueur.
L’inspecteur se racla la gorge, puis il répondit d’une voix claire et assurée :
- Le corps retrouvé dans Dominion Arboretum n’a rien à voir avec celui de ce matin. Il s’agit probablement d’un autre assassin. Je suis vraiment désolé d’insister, mais j’apprécierais énormément que vous nous aidiez. Même, et surtout si cela doit être la dernière fois.
La voix de l’inspecteur Jill se lança dans une syllabe hésitante avant d’ajouter :
- Aline, si vous pouviez voir la scène, vous comprendriez la raison de mon insistance… Et je pense que vous viendriez aussitôt.
- Non, protesta la jeune femme en se levant lentement de son lit. Non, c’est vous qui ne comprenez pas ! Il y aura toujours une affaire en cours, ou bien un nouveau cas touchant et particulièrement injuste. Si je n’arrête pas maintenant, je n’arrêterai jamais ! Je…
- Aline, il s’agit cette fois-ci d’un enfant.
La phrase était tombée comme un couperet. Aline demeura figée, la bouche ouverte. L’esprit vide, elle resta crispée sur son téléphone.
- Aline ? S’enquit la voix de Jill avec douceur. Je sais que ce que je vous demande une chose difficile, mais nous avons vraiment besoin de votre éclairage. La scène de crime est… Pour le moins singulière.
Aline se rassit lourdement sur son lit, le téléphone plaqué sur l’oreille. Elle lança finalement d’une petite voix :
- C’est d’accord, je vous aide une dernière fois… Mais je ne viendrai pas ce soir. Vous connaissez ma façon de travailler : je me déplace sur une scène de crime seulement lorsque mes enfants sont à l’école ou au sport. Comme vous vous en doutez, ils sont avec moi à la maison à cette heure-ci. Je travaillerai donc demain à l’aide des photos que vous aurez prises. Et que cela soit bien clair entre nous : cette affaire est la dernière.
Aline prit une grande inspiration puis elle ajouta d’une voix ferme :
- La toute dernière.
Elle décela une gêne dans la façon dont l’inspecteur Jill respirait dans son téléphone. Il revint à la charge avec humilité :
- Nous savons tous les deux que vous êtes plus efficace à chaud, lorsque vous venez observer vous-même une scène de crime réelle. Les photos vous parlent moins.
- Jill, je viens de vous dire que je ne pouvais pas laisser mes deux enfants de onze ans tous seuls, je…
- Ne les avez-vous pas confiés à votre voisine, il y a deux mois, pour travailler sur l’affaire du ligoteur ? Et puis, Dominion Arboretum se trouve quasiment à côté de votre appartement, il ne vous faudra guère plus de cinq ou dix minutes pour nous rejoindre !
Incapable de répondre, Aline mordilla nerveusement sa lèvre inférieure. Elle imaginait Alexandre et Jérémy, jouant dans Dominion Arboretum, là où une jeune vie venait d’être prise.
Jill reprit :
- Je ne vous ai jamais forcé la main, et vous savez que je suis trop fier pour quémander de l’aide. Mais là, cette fois-ci… Je ne peux vous dire qu’une seule chose : vous devez vraiment voir ça.
La voix de Jill était chargée d’un malaise profond. Cet homme s’était pourtant toujours montré parfaitement professionnel, et cela quelles que fussent les scènes de crime.
Aline serra son téléphone au point qu’elle crut le faire éclater entre ses doigts. Un instant terriblement long s’écoula avant qu’elle ne lâche :
- Je vais voir si je peux me rendre disponible.
Quinze minutes plus tard, Alexandre et Jérémy étaient confiés à la voisine, et Aline démarrait sa voiture en direction de Dominion Arboretum.
Le soleil de cette fin d’après-midi était encore suffisamment haut et brillant pour éclairer la capitale, blanchie par la neige. Seule dans le véhicule qu’elle venait de démarrer, Aline ressassait ses pensées. Elle finit par lâcher à voix haute :
- Un enfant… La victime est un enfant. Et comme si ça ne suffisait pas…
Une scène de crime singulière. Tel avait été le terme employé par Jill. Quelle atrocité pouvait donc bien se dissimuler derrière cet euphémisme ?
- La dernière fois. C’est la toute dernière fois ! S’énerva Aline. Ce soir uniquement, pas davantage. Juste de quoi donner à Jill suffisamment d’éléments pour démarrer correctement son enquête.
Aline crispa inconsciemment ses mains sur le volant.
Dominion Arboretum se trouve à moins d’un kilomètre, droit devant.
La jeune femme passa devant un bistro, un restaurant et plusieurs autres commerces, dispersés entre les maisons de la rue Preston. Ce quartier très vivant avait immédiatement séduit Aline, qui s’arrêta à un feu rouge et tapota nerveusement le levier de vitesse. Comme partout ailleurs dans la capitale, chaque intersection de rue se faisait à angle droit, ce qui rehaussait le charme de ces rues aérées, impeccablement entretenues et néanmoins de dimension humaine.
Aline fixa impatiemment le feu de signalisation dont le métal jaune criard était visible de loin, en plein jour. Après une interminable attente, Aline put enfin redémarrer et atteindre rapidement le vaste parc, dont l’étendue était telle qu’un chemin routier permettait de naviguer entre ses différentes zones.
Aline connaissait surtout Dominion Arboretum sous son aspect estival et automnal. Il était alors le siège de compétitions d’avirons, un repère d’arbres chatoyants et de vastes pelouses judicieusement parsemées de fleurs multicolores. Une collection de magnolias, d’azalées et de nombreuses autres espèces végétales faisait de ce parc un endroit idyllique.
Ce jour-là, Aline découvrait l’endroit sous un nouveau jour : celui de l’hiver. Une couche neigeuse d’environ dix centimètres tapissait le sol, et les arbres étaient sombres et dénudés.
- Ils sont là-bas. Chuchota Aline en plissant les yeux vers les voitures de police qui, au loin, se détachaient de la blancheur hivernale aveuglante.
Aline engagea son véhicule sur une grande surface enneigée et l’arrêta à moins de cent mètres de la scène de crime. Elle frissonna en claquant la portière derrière elle, puis elle s’avança d’un pas résolu. Elle pouvait sentir son souffle se condenser en une lourde vapeur glacée autour de son visage.
C’est bizarre, on dirait que…
Aline plissa à nouveau les yeux en direction de la scène neigeuse qu’elle rejoignait à grandes enjambées. Elle distinguait désormais clairement cinq voitures de police et, derrière elles, une dizaine d’hommes en uniforme. Ils étaient regroupés autour d’une étrange zone circulaire d’environ dix mètres de diamètre.
Une zone dépourvue de neige.
- Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Ne put s’empêcher de murmurer Aline en accélérant le pas.
S’approchant davantage, elle pouvait voir nettement un cercle parfait, sur le sol, à l’intérieur duquel la neige ne s’était pas déposée. L’herbe y semblait totalement sèche… Pour ne pas dire verdoyante, comme si cette surface végétale vivait en plein été, au mépris de l’étreinte glacée de l’hiver.
Et, au centre exact de ce disque de verdure épargné par la neige se trouvait…
- Oh mon Dieu !
La dépouille d’un garçon, âgé d’une dizaine d’années. Une dépouille comme jamais Aline n’en avait vu. Au bord de la nausée, elle dut lutter contre le voile noir qui obscurcissait sa vue.
Elle s’agenouilla un instant sur la neige, à une dizaine de mètres des policiers inconscients de sa présence. Elle souffla profondément et se releva en chancelant.
Elle effectua quelques nouveaux pas prudents en direction du cercle de verdure, au centre duquel était étendu le cadavre de l’enfant.
Il était allongé sur le dos, les bras et les jambes légèrement écartés. Les yeux de son visage n’existaient plus. Ni paupière, ni œil… Au lieu de cela, chacun des deux orbites servait de réceptacle à une étrange forme de vie végétale bourgeonnante, qui avait colonisé jusqu’à la bouche grande ouverte de la malheureuse victime. Plusieurs tiges végétales fines sortaient d’ailleurs de la bouche, des yeux et du nez. Elles s’étiraient vers le ciel, à quelques centimètres au-dessus du visage.
- Mon Dieu ce n’est pas possible… Murmura à nouveau Aline, fascinée malgré elle par le visage juvénile supplicié.
En dépit de la distance à laquelle elle se trouvait, Aline devinait à quel point cette improbable vie végétale épousait l’intérieur de chaque cavité du visage, comme si elle s’était développée depuis la gorge de l’enfant pour regagner hâtivement le grand jour.
Incapable d’avancer davantage, Aline s’arrêta près des policiers, juste devant le cercle de verdure qui entourait le garçon. Elle se trouvait alors à environ cinq mètres de la dépouille, dont les vêtements étaient déchirés et les jambes trempées de boue.
Aline jeta un œil aux policiers médusés, qui n’osaient pas s’approcher beaucoup plus près qu’elle ne venait de le faire. Elle sursauta quand la voix de Jill s’éleva juste à côté d’elle :
- Ça va aller ?
Aline se tourna vers un homme brun en civil, âgé d’une cinquantaine d’années. La peau de son visage était crevassée, probablement par une virulente et ancienne acné d’adolescence. Aline connaissait suffisamment l’inspecteur pour déceler le malaise qu’il contenait sous son attitude professionnelle.
Il proposa :
- Vous souhaitez probablement que nous nous retirions un peu plus loin ?
Aline tourna à nouveau son regard vers le corps et laissa échapper dans un murmure :
- Non, ça ira.
Son esprit se vida brutalement. Une indéfinissable quantité de temps s’écoula avant qu’elle ne réalise une chose inhabituelle :
Le vent noir… Je ne le sens pas !
Constatant le trouble d’Aline, Jill rompit le silence religieux qui s’était installé parmi ses hommes :
- Vous avez besoin de quelque chose ? Peut-être un café, au chaud, dans l’une de nos voitures… Le temps d’encaisser le coup ?
Aline ne répondit pas. Bouleversée, elle fixait silencieusement le garçon étendu au centre du cercle de verdure. Pour la première fois en deux ans de pratique, elle ne ressentait pas ce vent noir, qui ne l’avait pourtant épargnée sur aucune scène de crime.
Il aurait déjà dû commencer à souffler sur elle comme il l’avait toujours fait : tout d’abord avec une douceur presque réconfortante, puis en augmentant progressivement son intensité.
Au lieu de cela, rien ne se produisait.
- Je pense que je dois m’approcher un peu, lâcha Aline avec appréhension.
Elle posa un premier pied hésitant à l’intérieur du cercle de verdure, sur une herbe étonnamment luxuriante. Elle fit un nouveau pas et tomba à genoux, le souffle coupé. Le vent noir venait de s’abattre sur elle avec une violence inédite.
Aline avait le sentiment que sa peau était sur le point de se décoller, tandis que ses yeux étaient pressés au fond de leurs orbites. Elle entendit confusément, derrière elle, l’inspecteur Jill s’inquiéter de son état.
Il se plaça hâtivement face à elle, posa un genou sur l’herbe et lui parla avec inquiétude. Ses mots demeuraient toutefois assourdis par le vacarme intérieur qui vrillait douloureusement les tympans d’Aline.
Paniquée, elle commença à suffoquer dans un râle rauque. Elle désigna sa gorge bloquée en écarquillant les yeux. Jill passa aussitôt derrière elle, la tira rapidement en arrière et…
Un voile noir enveloppa Aline dans un cocon hermétique. Plus aucun son, plus aucune image ne lui parvenait, pas même la sensation du froid ou la notion de haut et de bas.
Plus rien n’existait au monde à part un grand vide noir presque apaisant.
Aline reprit ses esprits en sursautant.
Elle était allongée dans la neige glacée. Au-dessus d’elle, les visages de Jill et d’un policier inconnu la dévisageaient avec inquiétude. Le policier porta vers elle une main secourable qu’elle repoussa en protestant faiblement :
- Ça va aller, je vais me relever.
Exploit qu’Aline accomplit lentement, malgré le léger voile qui brouillait encore sa vue.
Le vent noir… Il ne souffle plus.
Assise dans la neige, Aline ne sentait en effet pas le moindre frémissement sous sa peau, ni même l’ombre d’une quelconque sensation dans son corps.
Sonnée, elle porta son regard sur le cercle de verdure, tout près d’elle, qui semblait la narguer.
Je ne suis pas venue jusqu’ici pour battre en retraite à la première difficulté. Je dois y retourner, retenter le coup au moins une fois !
Serrant les poings, Aline fixa le visage du garçon dévoré par la végétation.
Elle se mit prudemment à quatre pattes puis à genoux, dans la neige, sans se soucier des nombreux regards braqués sur elle. Elle se releva, se plaça juste devant le cercle de végétation qui entourait l’enfant et…
Elle tendit une main en avant, juste au-dessus de l’herbe grasse.
Aline grimaça aussitôt de douleur, alors que ses doigts étaient rageusement malaxés de l’intérieur.
Elle attendit que la sensation devienne supportable puis, le bras toujours tendu en avant, elle avança d’un pas dans le cercle de végétation. Le vent noir s’insinua alors brutalement sous la peau de son avant-bras, par à-coups nerveux mais supportables.
Aline se doutait qu’elle faisait l’objet de toutes les attentions, et que son public ne voyait d’elle qu’une femme grimaçante, maintenant son bras tendu au-dessus du cercle de verdure.
Mais de cela elle n’avait cure. Elle était venue pour cet enfant, et elle ferait de son mieux pour lui rendre justice.
Aline fit donc un nouveau pas, qui la fit entièrement entrer dans le cercle végétal.
Le vent noir se répandit aussitôt sous sa peau, derrière ses yeux, et caressa fébrilement jusqu’au moindre de ses organes. La sensation était inconfortable mais demeurait acceptable.
Continuons à progresser doucement, sans forcer.
Immobile, Aline prit le temps d’observer l’herbe devant elle. Souple et de couleur vive, elle était gorgée d’une vitalité estivale.
Aline se baissa et passa lentement la main à sa surface. Chaque brin était sec, portait le parfum de l’été et, plus étonnant encore, était de température…
Tiède ?
Un picotement électrique poussa Aline à retirer vivement sa main.
Pour la première fois, le vent noir ne lui donnait aucune information. Et pour la première fois également, le vent noir se faisait menaçant : il semblait prêt à bondir sur elle à la moindre occasion. Aline pouvait sentir ses bourrasques rageuses, d’une agressivité à peine contenue.
Il faut vraiment que j’y aille tout doucement.
Aline se redressa lentement et porta toute son attention sur la dépouille de l’enfant, étendu devant elle au centre du cercle. Elle s’en approcha lentement, pas après pas, tandis que le vent noir s’agitait de plus en plus sous sa peau.
Grimaçante de douleur, Aline s’arrêta au-dessus d’un jeune garçon.
- Mon Dieu… Se catastropha-t-elle en posant son regard sur son visage.
Les joues de l’enfant étaient gonflées par la végétation qui semblait avoir explosé à l’intérieur de sa bouche. Les tiges qui s’en échappaient suivaient d’ailleurs des trajectoires étirées et légèrement divergentes, comme si elles avaient poussé violemment de l’intérieur vers l’extérieur.
Il en allait de même avec le nez et les yeux, totalement dévorés par ce qui ressemblait à un mélange de tiges fines et de mousse vert foncé légèrement spongieuse. Il était impossible de définir s’il s’agissait d’un champignon ou de minuscules plantes bulbaires.
Au bord de la nausée, Aline s’accroupit à la hauteur du visage, dont la joue droite était balafrée d’une profonde entaille. Au lieu d’être rouges de sang, les bords de cette blessure suintaient un liquide épais et verdâtre qui évoquait de la sève.
Il était impossible de déterminer où finissait la chair humaine et où commençait l’implantation végétale qui possédait ce corps.
Quel genre de tueur est capable de faire une telle mise en scène ? S’agit-il au moins d’un meurtre… Ou bien d’autre chose ?
Aline porta instinctivement sa main vers l’entaille du visage.
- Stop, arrêtez-vous !
Elle suspendit aussitôt son geste. La voix du médecin légiste venait de retentir à plusieurs mètres d’elle, sur sa droite. Il approchait à grands pas en lançant :
- Qu’est-ce qu’il vous prend ? Nous avons toujours été d’accord sur le fait que vous ne touchiez pas les victimes !
L’inspecteur Jill accourut aussitôt à la rescousse de sa protégée en tempérant :
- Allons, du calme ! Je pense qu’Aline voulait simplement ressentir la scène du crime au mieux de ses capacités.
Le légiste s’arrêta juste devant la jeune femme et insista en la fixant :
- Vous étiez sur le point de toucher le corps !
Les yeux perdus dans le vague, Aline se contenta de garder sa main au-dessus du visage du garçon. Elle la déplaça lentement vers l’explosion végétale qui sortait de la bouche.
- Ne touchez pas au corps ! S’insurgea le légiste, que Jill retenait en s’interposant de toute sa masse.
Aline pinça la plus longue des tiges, qui semblait sortir tout droit de la gorge. La consistance molle, presque flasque, lui arracha un frisson désagréable.
Elle tira néanmoins légèrement dessus.
- Comment pouvez-vous laisser faire une chose pareille ! S’offusqua le légiste, tandis que la tige résistait et demeurait fermement enracinée dans la gorge du garçon.
Le vent noir commença alors à murmurer directement à l’esprit d’Aline, qui visualisait désormais parfaitement la tige… Et bien davantage.
Elle n’a pas été plantée dans la gorge. Elle a véritablement poussé depuis l’intérieur de ce pauvre garçon !
Sans même avoir besoin de voir, Aline ressentait la chose qui avait pris possession de l’enfant. Il s’agissait d’un grand ensemble végétal qui partait du tube digestif. Il s’était infiltré partout : dans chaque organe, chaque muscle et même jusque dans les os. D’innombrables excroissances végétales se ramifiaient ainsi dans un enchevêtrement complexe, qui avait lacéré et dévoré l’enfant de l’intérieur.
Aline savait que le ventre du garçon en était gonflé et que la peau de son abdomen, sous ses épais vêtements d’hiver, était hérissée de minuscules branches enchevêtrées.
- Comment… Comment une telle chose est-elle possible ? Se catastropha Aline.
Le vent noir soufflait de plus en plus fort, derrière les tympans et sous la peau de la jeune femme. Il commençait à lui montrer une noirceur monstrueusement inhumaine. Une noirceur d’une profondeur vertigineuse.
Bien qu’elle fût toujours agenouillée aux côtés de l’enfant, Aline dut prendre appui pour ne pas s’effondrer sur la pelouse. Elle posa une main sur le sol et une autre sur l’estomac du garçon.
Sans doute le médecin légiste s’opposa-t-il à un tel mépris du protocole. Et sans doute Jill s’interposa-t-il une fois de plus.
Aline était bien loin de telles considérations. Elle tombait en chute libre, dans un abysse de ténèbres denses et glacées… Un abysse au fond duquel était tapie une effroyable créature, bien plus abjecte que tous les assassins du monde.
Aline hurla de toutes ses forces et s’évanouit aussitôt.
Aline reprit péniblement conscience. Elle était allongée dans une position inconfortable et confinée. Les jambes douloureusement relevées contre un obstacle non identifié, elle tenta faiblement de se relever. Puis elle se laissa retomber lourdement.
Aline réalisa alors où elle se trouvait.
Sur le siège arrière d’une voiture.
Une voiture de police, dont les portes avaient été fermées pour garder la chaleur apaisante qui soufflait doucement dans l’habitacle.
Incapable de bouger davantage ou même de penser, Aline fixa le plafond en serrant imperceptiblement les poings. Il lui semblait que le vent noir soufflait encore légèrement sur elle, comme s’il n’avait pas eu le temps de lui communiquer une information capitale. Un indicible avertissement, qui restait en suspens dans l’air chaud et sec du véhicule.
Aline demeura ainsi un moment, à tenter de cerner cet impalpable message. Elle glissait malgré elle vers un sommeil lourd et réconfortant quand…
- Aline ? Vous allez mieux ?
C’était la voix de Jill, qui venait d’ouvrir la porte du conducteur et glissait une tête inquiète. Aline répondit d’une voix pâteuse :
- Oui. Je suis seulement fatiguée.
- Vous semblez carrément abattue ! S’excusa l’inspecteur. Je suis désolé d’avoir autant insisté pour vous faire venir... J’aurais dû vous écouter, ce n’était pas une bonne idée.
Aline sentit aussitôt, sous sa peau, un frémissement réprobateur.
Le vent noir ! Il semble être… En désaccord avec Jill ?
Le frémissement réprobateur s’intensifia d’un cran, alors que l’inspecteur ajoutait d’une voix neutre :
- L’un de mes hommes va vous ramener chez vous.
A peine Aline s’imaginait-elle abandonner l’affaire, que le vent noir se faisait davantage pressant. Pour la première fois depuis deux ans, il semblait animé de sa propre volonté.
Tout à coup, la chose s’imposa à Aline telle une incontournable évidence :
Je n’ai pas le choix. Je ne dois pas abandonner.
Cette conviction se renforça quand l’inspecteur Jill ajouta :
- Vous n’entendrez plus parler de cette affaire, ni d’aucune autre.
Le frisson réprobateur se mua alors en une décharge électrique qui vrilla l’épiderme d’Aline.
L’inspecteur s’apprêtait à refermer la porte du véhicule quand Aline se releva en criant :
- Attendez !
Jill se figea en haussant un sourcil de surprise.
Essoufflée et étourdie par l’effort qu’elle venait de faire, Aline s’agrippa au dossier du siège conducteur et ajouta :
- Je vais vous aider. Je vais vous aider à résoudre ce dernier dossier.
Un policier conduisit et gara la voiture d’Aline sur le parking de la rue Aberdeen. Il aida ensuite la jeune femme à descendre du véhicule. Elle le remercia et refusa poliment que ce dernier l’aidât à traverser la rue qui la séparait de son immeuble de briques rouges.
- Ça va aller. Ajouta-t-elle en souriant.
Le policier insista respectueusement. Devant le refus obstiné de sa protégée, il rejoignit finalement le véhicule de son équipier, qui l’attentait patiemment non loin de là. Les deux policiers adressèrent un salut à Aline, tandis que leur voiture démarrait et s’éloignait vers le cœur de la ville.
La jeune femme poussa un profond soupir.
Elle se tourna vers son immeuble en repensant à ce qu’il s’était passé, après qu’elle eut manifesté à Jill son désir de poursuivre l’affaire. Ce dernier avait rapidement accepté ce providentiel revirement de situation. Aline ne pouvait lui en vouloir : l’affaire était si étrange, et les « profilages » d’Aline si efficaces !
Cette dernière avait néanmoins besoin d’une pause avant de se confronter à nouveau au cadavre de l’enfant. Une seconde confrontation était donc planifiée le lendemain, à la morgue.
Sans crier gare, un nouveau souvenir du Dominion Arboretum explosa dans la mémoire d’Aline. Elle se revoyait, agenouillée dans l’herbe près du corps sans vie du garçon, une main suspendue au-dessus de son visage.
La suite de la scène continua à se dérouler au ralenti dans son esprit : les protestations du légiste, puis Aline elle-même, tirant sur l’une des tiges végétales qui sortaient de la bouche de l’enfant.
Une telle attitude ne me ressemble pas.
Le vent noir avait alors commencé à souffler. Il avait soufflé comme jamais il ne l’avait fait auparavant.
Sur le point de s’évanouir, Aline avait pris appui sur le ventre de l’enfant. Elle se revoyait plus exactement poser sa main sur quelque chose, à la surface de ce ventre.
La feuille d’une plante… Oui, c’est ça. C’était une grande feuille blanche recourbée sur elle-même. Elle était très évasée à la base et pointue à l’extrémité. Cette feuille ne reposait pas seulement sur le ventre de cet enfant. Elle y était comme… volontairement disposée. Oui, elle se trouvait exactement au niveau du nombril. La pointe de cette feuille indiquait le visage du garçon, et sa base touchait le pubis.
Aline frissonna.
Elle prit le temps de se concentrer. Durant un instant, elle visualisa parfaitement la scène : la feuille était parfaitement placée sur le ventre de la victime. Bien trop parfaitement. Et Aline posait la paume de sa main droite dessus, juste avant de perdre connaissance.
Aline frissonna à nouveau.
Dans quelle histoire es-tu en train de t’embarquer ?
Aline contempla la paume de sa main droite, la porta à son nez puis inspira profondément.
Aucune odeur.
Elle plaqua sa paume sur ses narines et ses lèvres et réitéra l’opération. En vain.
Aline réalisa alors qu’elle se trouvait devant la porte de sa voisine de palier, qui gardait ses enfants. Elle avait traversé machinalement la rue puis, tel un automate, elle était rentrée dans son immeuble rouge, dont elle avait monté hypnotiquement les trois étages.
Sur le point de sonner, Aline se figea, toujours en proie à ses souvenirs.
Elle revoyait désormais l’enfant, au centre du cercle de verdure épargné par le froid et la neige… Et le comportement inhabituel du vent noir, à l’intérieur de ce cercle.
Elle revoyait également cette aberration végétale, qui avait dévoré l’intérieur du garçon.
C’est démentiel. Toute cette affaire est littéralement démentielle !
Aline le ressentait néanmoins dans chaque fibre de son corps : le vent noir ne lui laisserait aucun répit. Il la harcellerait tant qu’elle ne résoudrait pas cette nouvelle affaire.
Je vais voir le corps demain à la morgue. J’amasse le maximum d’informations, je donne le tout à Jill et… Bon vent !
Aline n’était toutefois pas dupe. Elle se doutait, en son for intérieur, que les choses ne seraient pas aussi simples.
Aline sonna à la porte de sa voisine qui ouvrit aussitôt. C’était une femme souriante d’une trentaine d’années, de petite taille et aux cheveux bruns coupés en carré plongeant.
- Déjà de retour ? S’étonna-t-elle. Tu as été drôlement rapide !
- Oui Lauren, comme je te l’ai dit c’était juste à côté.
Lauren recula silencieusement en accueillant Aline. Cette dernière pénétra dans un appartement identique au sien : l’entrée donnait sur le même espace commun, qui communiquait avec les différents espaces de vie. Immédiatement sur la droite, un couloir partait en biais et bifurquait vers deux petites chambres pour enfants. Aline pouvait y entendre ses deux garçons, qui jouaient avec la fille de Lauren.
- Une tisane ? Proposa Lauren avec un grand sourire.
Aline n’avait pas la force de prolonger cette entrevue. Elle ne désirait qu’une chose : rentrer chez elle avec ses enfants. Mais elle n’avait pas non plus l’énergie suffisante pour refuser la tasse fumante que sa voisine remplissait déjà, sur la table en bois de la cuisine.
Epuisée, Aline se laissa tomber sur une chaise, face à Lauren qui remplit une deuxième tasse et s’assit à son tour.
Lauren demanda avec douceur :
- Ce nouveau dossier… Ce n’était pas trop dur ?
- Pas plus que d’habitude. Mentit Aline, le regard rivé sur sa tisane. Ça n’est finalement qu’un simple jeu d’observations et de déductions. Je préfère bien évidemment les affaires non criminelles, mais…
- Tu peux me dire la vérité, interrompit Lauren d’une voix compréhensive. Cela se voit sur ton visage : tu es à bout.
Aline releva son regard en direction de sa voisine et sentit monter la brulure d’une larme.
Pas maintenant ! Pas avec les garçons à côté !
- J’avoue que ça tire un petit peu ! Ironisa Aline d’une voix légèrement tremblante.
Elle passa un index sous son œil droit et l’essuya. Elle renifla puis s’exclama avec conviction :
- Ça tire, mais ça ira bientôt mieux !
- Tu sais que tu peux tout me confier, insista Lauren… D’une façon dérangeante.
Aline sentait en effet que, sous cette proposition d’apparence altruiste, se cachait une intention nettement moins secourable. Comme si…
Comme si Lauren prenait plaisir à me voir en difficulté.
Ce soupçon fut renforcé par le ton légèrement pressant de Lauren, qui enchaîna aussitôt :
- Je sais combien c’est dur pour toi : tu es venue à Ottawa en fuyant ton mari violent. Même si tu ne le dis pas, et même si tu ne te l’avoues pas à toi-même, je pense que tu vis dans la crainte qu’il ne te retrouve un jour. Cela fait deux ans que tu pourvoies seule aux besoins de tes enfants. Deux ans sans personne pour prendre soin de toi. Tu ne peux pas nier à quel point tout cela est difficile ! Et tu ne peux pas refuser indéfiniment de te reposer sur une amie.
Aline sentait désormais nettement une jubilation malsaine poindre sous le ton compatissant de sa voisine.
Cette dernière ajouta :
- Et puis, Alexandre et Jérémy… Il est difficile pour eux de vivre sans ce père qu’ils idéalisent. Ils ne voient pas en lui le bourreau qui te traumatisait, mais un être cher qui leur manque. Ne m’as-tu pas toi-même dit qu’ils le réclamaient souvent ? Ne m’as-tu pas plusieurs fois expliqué combien il était délicat de traiter ce sujet avec eux ?
Aline était sous le choc. Car, une fois de plus, la même jubilation malsaine perçait sous le ton empathique de Lauren.
Je n’ai pas pu me tromper à ce point sur elle… Pas pendant deux années entières !
Aline se leva de sa chaise et lança avec résolution :
- Je ne vais pas te déranger plus longtemps. Et puis les loulous doivent encore faire leurs devoirs !
Aline avait haussé sa voix en direction de la chambre occupée par les enfants, de laquelle s’éleva un « Hooo » collectif désabusé.
Aline ajouta avec taquinerie :
- Allez les loulous ! On remballe les affaires et on lève le camp !
Disciplinés, les garçons arrivèrent rapidement, les bras chargés de leurs jouets.
C’est alors que Lauren lâcha d’une voix basse, mais parfaitement audible par les garçons :
- Aline, repense à ce que je viens de te dire. Je sais combien il est difficile pour toi de vivre seule une telle situation… A ce sujet… Tu n’as toujours rencontré personne ?
Mais quelle salope ! Elle ne va quand même pas…
Lauren haussa alors subtilement sa voix en direction des garçons, tout en fixant Aline :
- Pas de nouvel homme dans ta vie ?
Lauren ne put réprimer un léger rictus de satisfaction. Le rictus de ces êtres mesquins et jaloux, qui se réjouissent de la chute de ceux qui ont osé vivre différemment. Aline avait voulu être libre envers et contre tout ? Elle en payait désormais le prix.
Conservant une apparence imperturbable, Aline ne jeta pas un seul regard en direction d’Alexandre et Jérémy. Il était hors de question qu’elle offre ce plaisir à Lauren. Au lieu de cela, elle sourit paisiblement à sa voisine et, sans la quitter des yeux, elle adressa joyeusement à ses deux garçons :
- Le premier qui sera arrivé devant chez nous pourra choisir le dessert de ce soir !
Galvanisés par cette fabuleuse promesse, Alexandre et Jérémy lâchèrent aussitôt leurs jouets par terre et s’engouffrèrent au dehors en se chamaillant.
Aline lança un clin d’œil provocateur à sa voisine dépitée qui se tenait, les bras ballants, au milieu de son hall encombré de jouets et d’un vase brisé.
Dans ta gueule, connasse !
Aline disparut à son tour en sifflotant.
Aline referma la porte de son appartement à clé et s’y adossa en soufflant profondément.
Enfin chez nous.
Elle avait le sentiment qu’un voile venait de se lever sur son quotidien, et qu’elle percevait désormais les choses avec davantage d’acuité. Elle secoua rapidement la tête, comme pour achever de se réveiller pleinement.
Traditionnel rituel du lavage des trois paires de mains, devoirs scolaires, repas, et un providentiel dessin animé… Qui permit à Aline de demeurer assise, l’esprit vide, à côté de ses enfants sur le canapé du salon. Plus rien d’autre au monde n’existait en dehors de ce moment parfait : elle et ses deux garçons.
Une bulle de paradis fragile et infiniment précieuse.
Puis la bulle éclata : le sens critique d’Aline se remit en branle et elle commença à ressasser l’attitude de Lauren. Inconsciente des rires de ses garçons blottis contre elle, elle revoyait une conversation qu’elle avait eue avec sa voisine une semaine plus tôt.
Elles étaient toutes les deux assises dans la cuisine autour de la même table en bois rectangulaire, sur laquelle était posée une théière et deux tasses fumantes. Lauren abordait une fois de plus le sujet qui ennuyait profondément Aline :
- Toujours personne dans ta vie ?
Et Aline de répondre avec lassitude :
- Pas plus que la semaine dernière. Mais sois en certaine, tu en seras la première informée !
Lauren insistait alors en évoquant son inquiétude pour l’équilibre d’Alexandre et Jérémy. Elle vantait subtilement le modèle biparental, avec un sourire indéchiffrable. Puis elle revenait à la charge, au prétexte de vouloir comprendre comment Aline en était arrivé là.
- Je te l’ai déjà dit mille fois, Lauren : leur père était un homme violent. J’ai dû partir pour nous protéger tous les trois.
Mais Lauren voulait des détails. Des détails qu’Aline ne fournissait jamais.
Avec le recul, la chose devenait évidente : Lauren était une femme amère, piégée dans une vie qui l’étouffait.
Elle se plaint continuellement de l’indifférence de son mari, qui est accaparé par ses responsabilités professionnelles. Et elle est incapable de changer cette situation car elle est trop fataliste, trop passive.
Aline, pour sa part, avait eu le courage de quitter son mari. Lauren ne supportait sans doute pas de voir ce courage étalé devant elle, qui en manquait cruellement. Et elle occultait probablement ce problème en savourant l’échec d’Aline, quitte à l’enfoncer.
Assise sur le canapé de son salon, Aline serra les poings, alors que ses enfants riaient à un rebondissement du dessin animé. Après deux ans de voisinage, elle en avait désormais la certitude : sa voisine n’était qu’une fieffée connasse.
Olivier était assis à son lieu de travail, derrière son ordinateur. Une cinquantaine bien marquée et un visage rond chaussé de lunettes carrées conféraient à ce parisien blond et trapu une bonhommie mêlée de force. Les sourcils froncés, il ne parvenait pas à se concentrer.
A vrai dire, cela faisait deux ans qu’il peinait à se concentrer sur quoi que ce fût d’autre que le même et éternel sujet.
Deux ans. Déjà deux ans que tu m’as enlevé les enfants... Deux ans que tu as disparu avec eux, comme ça, du jour au lendemain !
Olivier ne put s’empêcher de poser lourdement sa main gauche sur le bureau, qui vibra sourdement. Il ressassait cet évènement, survenu deux ans plus tôt. Un évènement qui avait fait basculer sa vie.
Olivier avait tout d’abord cru à un accident ou un enlèvement. Mais la police avait rapidement découvert des éléments qui convergeaient vers une conclusion inattendue : son épouse Aline s’était enfuie en voiture, avec les enfants. Elle avait abandonné le domicile conjugal, situé en banlieue parisienne, pour regagner la Suisse où sa trace se perdait.
Lassé par la lenteur de la police et par les tracasseries administratives de ce dossier judiciaire, Olivier avait engagé un détective privé. Ce dernier avait alors découvert que la jeune femme avait pris un avion en Suisse, le jour même de sa fuite, pour rejoindre le Canada.
Tu es habile et organisée : tu avais déguisé les enfants en filles. Tu avais même préparé de faux papiers pour vous trois !
Olivier serra la souris de son ordinateur dans sa main épaisse. Ecrasée par la puissance de cette étreinte, le plastique commença à crisser puis à craquer.
Olivier serra davantage.
La piste de son épouse se perdait définitivement au Canada. Olivier avait alerté la justice française. Il avait engagé d’autres détectives. Il s’était déplacé à l’ambassade de la France au Canada, où il avait plaidé sa cause. Il avait lui-même enquêté sur place.
Tout cela en vain.
Un an s’était ainsi écoulé. Toutes les économies d’Olivier avaient été englouties, et plusieurs crédits avaient été contractés. Une nouvelle année s’était encore écoulée, sans aucun nouvel élément, puis… Alerté par le premier détective qu’il avait engagé, Olivier venait de retrouver un espoir. Un indice laissait en effet entendre que son ex-femme vivait à Ottawa, capitale du Canada.
Dégouté par l’incompétence et la lenteur des institutions, Olivier n’avait même pas transmis cette information à la justice. Il n’avait par ailleurs plus les moyens de financer une enquête privée sérieuse.
Mais Olivier était un homme tenace.
Quelque chose céda brutalement, dans sa main. Il l’ouvrit et lâcha sur son bureau la carcasse écrasée de la souris d’ordinateur. Son regard se durcit, tandis qu’il ouvrait lentement son tiroir. Il en sortit le billet d’avion qu’il avait acheté le matin même, puis il le lut attentivement.
Départ ce soir, depuis l’aéroport de Paris Charles de Gaulle. Arrivée huit heures plus tard à Toronto, au Canada. De là, une heure de bus, et Ottawa est à moi !
Le regard d’Olivier se durcit davantage.
La justice avait baissé les bras. L’ambassade et les détectives avaient baissé les bras. Mais pas Olivier. Jamais.
Et il était une femme qui allait l’apprendre à ses dépens.
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