Gabrielle demeurait pétrifiée.
Elle fixait le corps d’une femme étendue face contre terre, dans une ruelle obscure et déserte. Son visage était dissimulé par des détritus répandus sur le sol, et la puanteur qui émanait des égouts était insoutenable.
Il se dégageait de cette scène quelque chose d’à la fois irréel et pesant.
Happée malgré elle par cette scène morbide, Gabrielle s’avança d’un pas, puis de plusieurs autres… Jusqu’à toucher le corps avec son pied.
Elle tomba aussitôt à genoux sur le sol, au bord de la nausée. Vue ainsi, la scène offrait un angle plus intime, presque grotesque.
Tremblante, Gabrielle se redressa et remit en place une mèche de ses cheveux noirs mi-longs.
Puis elle porta à nouveau son regard sur la gisante.
C’est pas possible… Elle est vraiment morte !
Gabrielle n’avait jamais vu de cadavre jusqu’à ce jour, néanmoins la blessure béante qu’elle apercevait ne laissait subsister aucun doute.
Gabrielle tressaillit subitement.
Il faut que j’appelle la police.
Elle demeura toutefois immobile, les jambes tremblantes.
- Il faut que j’appelle la police !
Le son de sa propre voix inhabituellement aiguë la fit sursauter.
Gabrielle fit un pas en arrière, puis un deuxième.
Elle s’enfuit un instant plus tard en direction de son appartement.
Gabrielle ne prévint pas la police. Elle laissa simplement la fin de la semaine s’écouler jusqu’au week-end.
Pas un journal télévisé ne fit mention du drame. Pas un seul policier ne se présenta en arborant un air suspicieux. La ville de Paris engloutissait ainsi la vie d’une personne, tandis qu’un déni protecteur dévorait les souvenirs dérangeants de Gabrielle.
Cette dernière ré-envisageait déjà l’avenir avec sa légèreté habituelle : un monde de geek fait de jeux, de mangas et d’animés japonais. Gabrielle passait ainsi ses soirées et ses week-ends enfermée dans son petit appartement haussmannien de quarante-cinq mètres carrés.
Elle adorait le style authentique de ce F2 haut de plafond, au plancher en bois et aux moulures d’époque, tout de blanc repeint. Et perpétuellement en désordre.
Gabrielle remua un tas d’objets divers et en extirpa un flacon de coloration rouge pour cheveux. Le flacon fut utilisé puis aussitôt abandonné dans un autre tas : celui des objets accumulés pêle-mêle sur l’étagère du salon, près d’une modeste cheminée en marbre noir.
Et une mèche rouge, une !
Le week-end s’écoula rapidement, comme toujours.
Le souvenir de la victime étendue dans la ruelle n’était déjà plus qu’un écho lointain quand Gabrielle s’en alla travailler le cœur léger, jouant en chemin avec sa nouvelle mèche de couleur.
Vingt minutes de métro plus tard, Gabrielle pénétrait dans un grand immeuble dont l’ascenseur l’emmenait jusqu’au quatrième étage. Elle entra dans le service comptabilité et posa son parapluie noir, assorti à son habituelle tenue sombre gothique.
Puis elle alluma son ordinateur à contrecœur.
Les locaux avaient été récemment refaits à neuf. Moquette synthétique grise au sol, cloisons aux tons neutres et décoration minimaliste... L’ambiance impersonnelle des lieux était un véritable temple dédié à la productivité des employés, dont les voix et les pas étaient absorbés par cette atmosphère feutrée.
Le même problème se posait quotidiennement à Gabrielle depuis cinq ans : patienter jusqu’au soir, pour retrouver enfin l’univers apaisant de son appartement… Et ainsi de suite, jour après jour, jusqu’au week-end tant désiré.
Gabrielle ne ressentait aucun intérêt pour la fonction d’assistante comptable qu’elle exerçait au siège social de REASA, une mutuelle d’assurance en pleine expansion.
Elle travaillait à son poste depuis quelques minutes quand une tête hésitante se glissa dans l’entrée du service.
Il s’agissait de Lucas, un collègue taciturne qui flirtait en permanence avec l’inaptitude sociale. Des cheveux châtain clair en bataille, des yeux minuscules et un regard fuyant avaient suffi à consolider rapidement sa réputation d’autiste dans toute l’entreprise.
- Salut Lucas, tu as passé un bon Week-end ? S’enquit Gabrielle en souriant.
- Oui.
Gabrielle le savait : Lucas n’en dirait pas davantage, et la suite de la journée serait probablement tout aussi silencieuse.
La jeune femme avait tenté d’établir une communication dès les premiers mois de cohabitation avec ce si discret collègue. Tout d’abord verbalement, puis en s’appuyant sur le contact physique.
Gabrielle avait ainsi pris pour habitude d’effleurer le bras de Lucas en lui souhaitant un bon appétit, avant de partir seule à la cantine de l’entreprise, ou encore de lui toucher l’épaule chaque soir avant de quitter son poste.
Bien que ceci n’eût rien changé à leur silencieuse relation, Gabrielle avait conservé ces rituels et Lucas, le Rain Man comptable, s’était discrètement intégré au mobilier professionnel.
La journée se déroula lentement, agrémentée des trois habituelles pauses café avec les collègues d’autres services, tous réunis autour du distributeur de l’entreprise.
Ce n’est qu’au terme d’une laborieuse et interminable attente que la fin de l’après-midi fut enfin atteinte… Et immédiatement suivie de la sortie salvatrice.
Arpentant le bitume parisien, Gabrielle savourait un dernier rayon de soleil quand elle s’arrêta net.
Une sensation de vertige manqua de la plaquer au sol.
La ruelle !
La ruelle du soir précédent, celle du cadavre... Elle était là, juste devant Gabrielle, à quelques mètres à peine de son lieu de travail. Cette petite rue se présentait sous un nouveau jour : claire et bondée de piétons, à l’image de ce quartier du huitième arrondissement envahi par les bruits de circulation routière.
Mais… Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Gabrielle passait tous les soirs devant cette rue banale sans même la remarquer, avant d’emprunter la ligne numéro neuf du métro pour rentrer chez elle.
La jeune femme concentra son attention sur les murs des immeubles, puis sur la chaussée, étonnamment plus large en plein jour.
En plein jour…
Quelle heure était-il ? Est-ce qu’il faisait nuit quand j’ai vu cette femme allongée sur le ventre ? Et avant ça, comment suis-je arrivée dans cette foutue rue ?
Gabrielle réalisa qu’elle était incapable de répondre à ces questions.
Le regard vide, Gabrielle demeurait assise dans la rame de métro qui la ramenait chez elle. Inconsciente des regards qui se posaient subrepticement sur ses vêtements gothiques, la jeune comptable essayait de réorganiser les évènements écoulés.
Pas de police clôturant le périmètre, aucun média, pas même le soupçon d’une rumeur. Comment le cadavre avait-il pu disparaître aussi radicalement ? Peut-être quelqu’un avait-il récupéré le corps. Ou peut-être cette victime s’était-elle finalement relevée.
Non attends, tu as bien vu son état ! C’est impossible, elle était déjà morte !
Plus Gabrielle y réfléchissait et moins la situation lui paraissait cohérente.
Ce qui l’inquiétait le plus était son incapacité à situer la scène par rapport à la journée qui la précédait. De son point de vue, Gabrielle s’était endormie dans son lit pour se réveiller dans la ruelle, paniquer devant le cadavre, puis filer à son appartement et se recoucher aussitôt.
La jeune femme commença à se convaincre qu’elle avait tout simplement rêvé cette scène.
Et même si c’est vrai… En quoi cela me concerne-t-il ?
Oui, finalement quelle importance ? Pas de cadavre, pas de crime. Gabrielle s’était encore fait une montagne de trois fois rien, comme elle se plaisait souvent à le dire.
Parvenue rue Marbeuf, elle avait à nouveau retrouvé son sourire.
Une fois la porte de son appartement refermée derrière elle, ses pensées étaient déjà entièrement tournées vers sa recherche internet du moment : la Grèce antique. Fait étonnant pour une personne que l’Histoire ennuie profondément, Gabrielle se découvrait depuis peu un vif intérêt pour cette civilisation. Des cités grecques en proie à d’intestines querelles, livrant guerres sur guerres… Il y avait dans tout cela un côté tragique fascinant.
Au programme du soir : Athènes entre 600 et 300 avant Jésus Christ. Berceau de la philosophie et de la démocratie, mais aussi puissance navale déchue, encerclée par les spartes puis soumise à une oligarchie... L’étude de cette seule citée allait prendre du temps.
Gabrielle consacra ainsi les soirées de cette nouvelle semaine au thème athénien, aménageant quelques pauses avec son jeu vidéo du moment. Voilà comment la jeune femme commença à développer une vie symbiotique avec son ordinateur, vissée au bureau de sa minuscule chambre tapissée de posters de mangas.
Le vendredi tant désiré arriva enfin.
Gabrielle pénétra dans le restaurant d’entreprise à l’heure exacte de sa pause déjeuner. C’était une grande salle en forme de L, inondée de lumière par de vastes baies vitrées.
Les mains chargées de son plateau-repas, Gabrielle balaya les lieux emplis du brouhaha des salariés attablés.
Elle s’assit à la table de Léo.
- Hé, poulette ! Lança ce dernier en guise de salutation. Ça fait bien une semaine qu’on ne s’est pas vus… On pourrait se boire une mousse dehors, au Miro, pour fêter nos retrouvailles !
Il était difficile de déchiffrer l’expression de son visage rond et rouquin, dont les yeux étaient dissimulés derrière des lunettes de soleil. Ces dernières ne quittaient jamais son nez, camouflant ainsi la cicatrice laissée par un vieil accident de la route.
- Alors, une petite mousse ? Relança-t-il.
- Bof, sans façon... J’ai des choses à faire, rétorqua Gabrielle en jouant négligemment avec sa nourriture.
- Tu veux dire, mieux qu’une ‘tite bière ‘vec des ‘cahuètes ?
- Disons que j’ai un nouveau passe-temps, et pour tout te dire je ne pense qu’à m’y remettre.
- Et quelle est cette mystérieuse occupation ?
Gabrielle demeura évasive. Comment expliquer que l’étude personnelle d’une ancienne civilisation pût l’emporter sur un simple café au Miro ?
Léo sachant se montrer persuasif, Gabrielle finit néanmoins par lui révéler la vérité.
- Ah oui, c’est vraiment une passion à ce niveau-là ! Constata Léo. C’est même étonnant.
- Quoi donc ?
- Bah… Tu ne t’intéresses pas à ces choses, en général. C’est bizarre, ça ne colle pas avec toi.
- Et alors, tu crois me connaître vraiment ? La preuve que non ! Ajouta Gabrielle dans un grand sourire.
Elle ne parvenait toujours pas à choisir entre les morceaux d’aliments qu’elle triturait de plus en plus.
- Non mais, blague à part, tu ne veux vraiment pas qu’on se retrouve au Miro ? Insista Léo.
- Alors toi, tu ne changeras jamais ! S’esclaffa Gabrielle en se levant, son plateau-repas à la main.
Gabrielle retournait à son bureau. Elle regrettait d’en avoir trop dit.
Il va me trouver bizarre, c’est sûr. Je ne pouvais pas tout simplement lui dire que je suis fatiguée ces temps-ci ?
La jeune femme n’était absolument pas douée dans l’improvisation mensongère. Elle détestait ce point faible, qui se révélait parfois handicapant en entreprise. Elle soupçonnait même que cette inaptitude lui avait coûté l’avancement à un poste auquel un autre de ses collègues, pourtant moins compétent, avait récemment accédé.
Gabrielle se sentait ainsi parfois bloquée par un manque d’aisance relationnelle, et ceci était d’autant plus rageant que nombre de personnes autour d’elle semblaient posséder cet élément de base.
Volonté de réagir ou simple envie du moment ? Le fait est que Gabrielle invita Léo à une soirée de Bowling impromptue.
Léo préférait les soirées passées dans un café ou un restaurant.
Mais pourquoi pas un bowling, pour une fois ?
Peu importe, finalement. L’essentiel était que Léo pût s’imbiber d’alcool.
Il n’avait en effet pas encore trouvé de meilleur moyen pour oublier la banalité de sa vie, lui qui rêvait d’exotisme et avait déjà essuyé un cuisant échec en montant sa propre entreprise au Sénégal. Sa confiance avait rapidement été trahie par la femme qui partageait alors sa vie et cette aventure… Il y avait perdu son affaire et toute capacité à investir dans une relation de couple.
Cette déconvenue avait conduit Léo à Paris, où il travaillait depuis de nombreuses années à la hotline informatique de REASA. Bien que ses rêves de liberté ne l’eussent pas quitté, il n’avait échafaudé aucun autre projet depuis sa première expérience.
C’est ainsi que la nonchalance était devenue son nouveau style de vie.
Léo réajusta ses lunettes de soleil et sortit de la ligne neuf du métro, à la station de l’Alma. La fraîcheur de la nuit à venir commençait à descendre sur la capitale, dont les rues rougissaient déjà sous l’éclairage faiblissant du soleil couchant.
Léo continua à pied, regagnant le lieu du rendez-vous avec son indolence habituelle.
Gabrielle était déjà dans la salle, assise seule à une table. Comme souvent, son visage était inexpressif. Une observation plus attentive permettait habituellement d’y déceler un léger pincement, presque une lointaine nostalgie…
Léo ne se montra pas immédiatement, essayant de saisir cette expression à la dérobée. Le regard de Gabrielle ne fixait rien ni personne en particulier, pas même le verre que ses lèvres n’avaient pas encore touché.
Léo se manifesta finalement, et le visage de Gabrielle s’illumina d’un grand sourire.
Deux autres collègues les rejoignirent et la partie commença, ponctuée par le bruit sourd des boules qui roulaient sur le parquet de la salle. Léo passa la soirée à plaisanter et à taquiner Gabrielle, se délectant discrètement du spectacle de son postérieur quand venait son tour de jouer.
- Et une manche pour l’équipe des hotliners... Zéro pour la compta !
Ce n’était pourtant pas faute de viser correctement, Gabrielle faisant preuve d’une précision et d’une dextérité peu communes. Le poids de la boule ne semblait pas non plus lui poser de problème, contrairement à beaucoup de femmes de sa corpulence.
Heureusement pour l’équilibre de la partie, Gabrielle était affublée de la partenaire toute désignée pour compenser ses aptitudes physiques.
L’atmosphère continua à se détendre au fil de la soirée, tandis que la partenaire de Gabrielle enchaînait gouttière sur gouttière.
Léo proposa de prolonger la soirée dans une brasserie afin de s’y restaurer – « Enfin ! » s’écria le reste du groupe –.
Gabrielle refusa poliment. Elle eut cette fois-ci la présence d’esprit de prétexter :
- Un sacré coup de barre… Je ne sais pas ce que j’ai ces temps-ci, je manque sans doute de sommeil. Je vais devoir vous abandonner !
Léo l’observa pendant qu’elle récupérait ses bottes cloutées, puis quittait la salle sous le regard insistant d’une cliente.
Il sembla à Léo que Gabrielle était davantage triste que fatiguée.
L’air libre… Enfin.
Seule dans la nuit, Gabrielle ferma les yeux et prit une grande inspiration.
Bien qu’elle eût apprécié la soirée, elle ressentait désormais le besoin de se blottir dans l’intimité de son appartement. Thème athénien ou jeux sur ordinateur ? La décision n’était pas encore prise.
Avec délectation, Gabrielle prit une nouvelle bouffée d’air. Elle ouvrit les yeux pour savourer son shoot urbain… Et réalisa avec horreur qu’elle se trouvait dans la ruelle.
Celle du cadavre.
Non… C’est simplement un endroit qui lui ressemble beaucoup…
Glacée par une indicible torpeur, Gabrielle se retourna en tremblant.
La salle de bowling avait disparu, et ce qui aurait dû être une large rue piétonne n’était plus que cette ruelle humide et crasseuse.
La poitrine de Gabrielle se serra.
Le cadavre !
Il était là, allongé dans la même position.
Gabrielle se plia en deux, le souffle coupé.
La ruelle l’étouffait. Cette femme décédée l’étouffait.
Gabrielle ne parvenait à détourner son regard de la défunte, horriblement présente. Elle remarqua alors un détail qu’elle avait oublié. Une croix - un X majuscule - était taillée dans la chair du dos, maculé de sang.
Ça ne peut pas être vrai… C’est un cauchemar, je vais me réveiller… Je vais forcément me réveiller !
Un étrange moment s’écoula, durant lequel le temps lui-même se figea.
Léo… Tous les autres… Où êtes-vous !
Gabrielle tourna la tête vers une extrémité de la ruelle ; elle reconnut l’intersection qui conduisait à REASA.
Puis elle perdit connaissance.
Gabrielle reprit ses esprits en sursautant. Elle se tenait sur un quai de métro souterrain, et les portes d’une rame se refermaient derrière elle en sonnant.
La rame repartit en accélérant, soufflant ses cheveux noirs mi-longs.
L’esprit engourdi, Gabrielle balaya les lieux du regard… Cette station était des plus ordinaires : entièrement carrelée de blanc et tapissée de publicités.
Réalisant qu’elle était seule et que l’heure était fort avancée, Gabrielle se mit nerveusement en marche. Elle acheva de retourner machinalement à son appartement, fébrile et perdue dans des pensées fiévreuses.
Gabrielle ferma soigneusement la porte d’entrée derrière elle, et fit couler un bain moussant dans lequel elle se glissa aussitôt.
L’esprit confus, elle essaya de reconstituer le puzzle des dernières heures écoulées.
Elle se rappelait globalement de l’ensemble des évènements : sortie du bowling, ruelle, cadavre, et retour à l’appartement en pilotage automatique.
Gabrielle ne parvenait toutefois pas à affiner les détails. Il lui était par exemple impossible de se souvenir si son retour en métro correspondait à un trajet effectué depuis la salle de bowling ou depuis la ruelle.
A bien y réfléchir, cette ruelle et son cadavre pouvaient être une hallucination, un rêve éveillé ou bien…
Peut-être… Un fantôme qui tente de communiquer avec moi ?
Nan, arrête Gaby, c’est vraiment du grand n’importe quoi !
L’eau du bain était devenue désagréablement tiède quand Gabrielle décida qu’il lui était impossible d’en savoir davantage en se basant sur sa seule mémoire.
Elle s’extirpa en souplesse de la baignoire, enfila une serviette, et explora la pile d’objets entassés négligemment dans la salle de bain. Après moult grognements, elle abandonna finalement l’espoir d’y retrouver sa brosse à cheveux.
Gabrielle tenta d’oublier cette mauvaise soirée en entamant le visionnage d’une nouvelle série d’animation japonaise : Blood †.
Elle quitta le salon après deux épisodes et s’allongea sur son lit.
Contre toute attente, elle rejoignit le pays des songes sans aucune difficulté.
Gabrielle émergea de son sommeil aux alentours de dix heures du matin. Elle s’étira, prête à paresser au lit pour savourer ce premier jour de week-end.
C’est alors que les évènements de la veille lui revinrent à l’esprit.
- Saloperie de rue ! S’écria Gabrielle en se redressant sur son matelas.
Elle sauta du lit et enfila hâtivement des vêtements propres. Noirs et gothiques, bien entendus, avec une capeline de mousseline assortie.
A peine le temps de se brosser les dents, et elle s’engouffrait déjà dans la bouche de métro la plus proche.
Ce trajet pourtant familier ne lui avait jamais paru aussi long. Incapable d’identifier le chemin suivi la veille ou de recouvrer le moindre souvenir supplémentaire, Gabrielle s’arrêta à l’habituelle station Miromesnil.
Elle déboucha à l’air libre et entra dans la ruelle avec détermination.
C’en était presque décevant, tant cette dernière était comparable à n’importe quel autre endroit de Paris : deux trottoirs de bitume séparés par… Du bitume. Erigés en gardiens intemporels des lieux, de hauts immeubles s’élevaient de part et d’autre, bâtis dans le style haussmannien propre à cette partie de la capitale.
Gabrielle réalisa à quel point chaque détail de cet endroit s’était gravé dans sa mémoire. Elle reconnaissait la forme particulière des trottoirs, ainsi que la disposition de l’éclairage public. Rien à signaler du côté des quelques déchets répandus sur la voie publique. Pas grand-chose non plus côté cadavre.
Bon, j’ai l’air fine maintenant.
Venue sans plan d’action, Gabrielle était désemparée. Elle s’avança lentement et reconnut l’endroit exact de la scène de crime, vierge de toute trace.
Il n’y avait là rien de bien excitant, à part peut-être une poubelle publique, et encore... Les directives établies depuis les premiers attentats parisiens sapaient toute possibilité de suspens : la poubelle était totalement transparente et manifestement vide. Le vent avait beau tenter de gonfler la scène d’un peu de mystère, l’ambiance ne prenait pas.
Gabrielle erra un moment dans le quartier, repassa dans la ruelle puis, devant autant de mauvaise volonté urbaine, elle se résigna finalement à rentrer chez elle.
De retour à son appartement, elle s’affala sur le bureau de sa chambre. Elle alluma son ordinateur et lança quelques recherches internet sur la ruelle, sans grande conviction.
Les résultats confirmèrent le ton donné à ce début de week-end.
Les dernières possibilités d’investigation envisagées par Gabrielle n’étaient pas très engageantes car il s’agissait de travail d’archives. La jeune femme agit donc selon ce qu’elle savait faire de mieux en pareil cas : passer à autre chose.
La suite de l’animé Blood † s’avéra captivante. Entre cela et les recherches sur Athènes, le samedi fila comme un rêve.
La sonnette de la porte d’entrée retentit le lendemain en milieu d’après-midi.
Gabrielle ouvrit à un jeune homme de taille moyenne et d’aspect réservé. Une barbe de trois jours et de longs cheveux châtains trahissaient sa vie de bohème, lui qui revendiquait son statut d’artiste indépendant en tant qu’infographiste freelance.
Gabrielle passa tendrement ses bras autour de sa taille et lui glissa dans un baiser :
- Ça commençait à faire longtemps dis-donc…
Julien posa sa tête sur la poitrine de Gabrielle et ferma les yeux. Tous deux étaient nus, essoufflés et allongés sur le lit de la petite chambre à coucher.
La luminosité commençait à peine à faiblir derrière la fenêtre que Julien ronflait déjà.
Gabrielle sourit. Elle songeait à quel point les hommes étaient bien tous les mêmes, à piquer du nez après seulement quelques ébats.
Néanmoins satisfaite et ragaillardie, la jeune femme abandonna le guerrier à son repos. Elle enfila quelques vêtements et s’assit à son ordinateur, tournant ainsi le dos à son amant endormi.
A nouveau lancée dans ses recherches athéniennes, Gabrielle ne releva le nez de l’écran que lorsque la nuit fut complète. Elle alluma alors plusieurs lampes puis s’approcha du lit.
- Juju… Julien… Appela-t-elle doucement.
En vain.
Gabrielle effectua plusieurs pressions sur une épaule, ce qui eut pour effet de balloter lentement la tête du jeune homme dépourvu de réactions.
Gabrielle ne s’en alarma pas ; elle était coutumière de cette inertie. Julien se réveillerait le lendemain, après son départ.
Gabrielle poursuivit donc sa petite soirée en solitaire, heureuse de pouvoir visionner la fin de la série animée entamée quelques jours plus tôt.
- Enfin réveillé ? Interrogea Gabrielle, l’oreille collée à son mobile. Il est déjà treize heures, tu sais ! Tu es toujours chez moi ?
« Non », répondit la voix enrouée de Julien. « Je crois que j’ai chopé un truc : je me sens faible et j’ai des frissons ».
- Houai, comme à chaque fois qu’on se voit ! Plaisanta Gabrielle. T’es en train d’insinuer que je te refile des saloperies, c’est ça ?
La jeune femme le savait par expérience : il faudrait quelques jours à Julien pour recouvrer pleinement sa santé. Elle le taquina encore un peu puis raccrocha son téléphone portable, alors qu’elle pénétrait dans les locaux de REASA en souriant.
J’ai vraiment le don de tomber sur des petites natures.
Julien présentait au moins l’avantage de ne pas être envahissant : Un peu de sexe, quelques échanges via internet… Et donc ni vie commune ni compromis.
Gabrielle n’attendait rien de plus d’un homme.
Elle ne se souvenait d’ailleurs pas avoir cru un jour au prince charmant. Bien que ce concept fût inculqué très tôt aux jeunes filles sous forme de poupées Barbie ou assimilés, Gabrielle n’avait pour sa part jamais eu droit à ce conditionnement standard. Entre un tuteur absent et des camarades qui ne lui avaient laissé aucun souvenir particulier, elle avait toujours été seule et n’avait jamais été bercée d’aucune illusion... Elle avait donc appris très tôt à ne croire qu’en elle-même, sinon à fuir quand la force lui manquait.
Quelques heures plus tard, Gabrielle croisa Léo et ses lunettes de soleil, qui revenaient du restaurant de l’entreprise.
- Ça fait longtemps qu’on n’a pas pris une mousse… L’apostropha ce dernier. Une ‘tite poire ‘vec des ‘cahuètes ?
- Bon, va pour une ‘tite poire ! Rétorqua Gabrielle avec un sourire.
Un moment plus tard, les deux collègues étaient assis autour d’une minuscule table du Miro. Lieu de ralliement tacite des salariés, ce modeste bistrot était rempli de monde, comme souvent à la même heure.
Gabrielle fixait le fond de son verre rempli de soda tandis que Léo buvait et parlait. C’est alors que la question jaillit spontanément des lèvres de Gabrielle, presque malgré elle :
- As-tu déjà entendu des histoires sur la petite rue située juste à côté de REASA, tu sais celle à droite en sortant ?
- Comment ça, des histoires ?
Gabrielle réalisa combien il était délicat d’aborder un sujet sur lequel elle ne voulait livrer aucun détail. Elle éluda donc le sujet.
Elle reçut un mail de Léo quatre jours plus tard, au travail, alors qu’elle effectuait une tâche inintéressante.
Encore une bêtise, sans doute. Dur-dur de passer le temps à la hotline informatique !
Le cœur de Gabrielle s’emballa quand elle lut le titre : Des infos sur ta rue.
Elle ouvrit nerveusement le mail, qui contenait quelques liens ainsi qu’une courte liste tapée par Léo : celle des récits recueillis auprès de collègues et connaissances.
Le sang de Gabrielle se figea quand elle aborda le deuxième point :
2) Meurtre survenu il y a quatre à sept ans : une femme retrouvée morte, à moitié dévêtue, une croix tailladée dans le dos. N’a jamais été élucidé.
Une blague… C’est une blague ! Mais comment peut-il savoir ? Je n’ai donné aucun élément à qui que ce soit !
Gabrielle ne parvenait pas à détacher son regard du mail.
Elle demeura ainsi durant ce qui lui parut être de longues minutes. La lourde locomotive de son sens critique amorçait un pénible redémarrage quand Rain Man entra et s’assit en silence derrière son bureau.
Gabrielle finit par se lever et quitta la salle.
Le vaste plateau de la hotline informatique avait été autrefois un ensemble de grandes pièces contigües. Des murs avaient été abattus et de petites cloisons individuelles érigées afin de préserver – un peu – l’univers sonore de chacun.
C’est en plein milieu de cet espace que Léo jouait au solitaire sur son ordinateur, tandis que ses neuf collègues répondaient à de nombreux appels dans une cacophonie générale.
Mener quelques recherches sur la rue de Gabrielle lui avait permis de tuer le temps d’une manière différente, et il retournait désormais presque à regret à son passe-temps habituel.
Elle est quand même bizarre cette fille…
Dame de pique sur valet de cœur, roi de carreau sur dame de pique : les cartes dansaient leur ballet abrutissant. Léo s’abandonnait ainsi à la seule ivresse qui lui fut professionnellement accessible.
Etourdi par le brouhaha de ses collègues, il n’entendit pas Gabrielle entrer précipitamment dans le service et s’approcher rapidement de son poste. Elle posa ses deux mains sur le bureau et se pencha vers lui avec un air entendu :
- Léo, il est l’heure de ta pause, non ?
- Attends, tu vois pas que je bosse, là ? Rétorqua-t-il dans un grand sourire narquois.
Gabrielle inclina davantage la tête afin de visualiser ce qu’affichait l’écran de son interlocuteur, toujours en pleine partie de cartes.
Gabrielle adopta un air de petite fille innocente et l’implora :
- S’il te plait Léo…
- Je vais voir ce que je peux faire, répliqua malicieusement l’homme aux éternelles lunettes de soleil.
- Ce n’est qu’un jeu, tu peux quand même le laisser de côté une minute !
- Tu sais ce que dit le poète : qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse.
Léo se laissa finalement traîner par la manche jusqu’au distributeur de boissons. Posé au carrefour de deux couloirs et un escalier, ce dernier ne possédait pas d’espace clairement délimité. Il semblait avoir été abandonné là, au hasard d’un caprice.
Gabrielle jeta un rapide coup d’œil circulaire avant de lancer, sur le ton de la confidence :
- J’ai besoin de savoir d’où tu tiens l’histoire de la femme assassinée.
- C’est Gladys qui me l’a racontée.
Gladys la pétasse ?
- Gladys… La grande blonde de la gestion des stocks ?
- Oui
Et merde…
- A-t-elle donné d’autres détails ?
- Non. Elle se rappelait vaguement de ce que je t’ai retranscrit, rien de plus.
- T’es sûr ?
- Oui, j’ai un peu insisté. Attends, quitte à te faire un dossier, j’ai un peu peaufiné les éléments… Grand seigneur comme je suis, tu me connais !
Léo était sur le point de se lancer dans l’une des interminables diatribes pour lesquelles il était réputé à travers l’entreprise. N’ayant pas le cœur à jouer, Gabrielle le coupa poliment :
- Euh… oui, et c’est vraiment très gentil de ta part. Je…
- Ah, quand même ! Se réjouit Léo. Je crois que ça mérite…
- Non, Léo, pas de mousse ce soir. Mais je te revaudrai ça, c’est promis ! Bon, sinon le support informatique, ça va ?
Les deux collègues discutèrent encore un peu, puis Léo regarda Gabrielle s’en retourner à la comptabilité.
Elle est effectivement bizarre... Mais elle a un sacré popotin !
Léo évaluait là une ressource dont la bonne qualité, de son propre avis, était chose rare à REASA. Mais heureusement pas dans la capitale elle-même... Léo attendait d’ailleurs impatiemment la soirée à venir.
Gabrielle également, mais pour d’autres raisons.
L’esprit de Gabrielle était en ébullition. Incapable de se concentrer, elle n’avait pas été très efficace sur le traitement des paies. Ne tenant plus en place, elle avait finalement prétexté une migraine pour quitter son poste plus tôt.
Elle était désormais assise dans la rame de métro qui la ramenait à son appartement.
Plus elle réfléchissait, et plus il devenait évident que le cœur de l’énigme résidait dans le passé… Et non dans la ruelle jouxtant REASA. Cela expliquait comment Gabrielle s’y était retrouvée juste après être sortie de la salle de bowling.
J’aurais en fait vécu un évènement survenu des années plus tôt, et dont toute trace physiquement mesurable a disparu depuis longtemps.
Cette hypothèse était certes insensée, et Gabrielle voyait difficilement à qui elle pouvait confier une chose aussi farfelue. Cette interprétation la rassurait néanmoins, car Gabrielle n’avait dans ce cas ni inventé le cadavre, ni ne s’était rendue sur les lieux sans en avoir conscience.
L’information obtenue par Léo auprès de Gladys renforçait par ailleurs cette conviction.
Gabrielle ne perdait donc pas la tête. Elle reprenait même un peu le contrôle des évènements, qui semblaient enfin retrouver un sens : ce meurtre passé avait « choisi » Gabrielle pour lui montrer ce que la police n’avait pas trouvé. Dans ce cas, une fois le bon détail découvert et transmis à la police, les visions s’arrêteraient d’elles-mêmes.
Gabrielle se laissa griser par cette pensée jusqu’à ce que la porte de son appartement se referme derrière elle, et que son imagination commence à dessaouler.
Tu dérailles Gaby… Les seuls médiums qui existent sont les escrocs qui utilisent des astuces de mentaliste et des trucs de magicien !
- Tu dérailles ma pauvre Gaby… Murmura Gabrielle à sa propre attention.
La jeune femme s’affala dans le canapé du salon et alluma la télévision. Journal d’informations répétitif, télé-réalité décérébrée... Ce qui se déroulait derrière l’écran était irréel et incroyablement distant.
L’imagination de Gabrielle avait désormais la gueule de bois. Il ne restait plus que la logique, et le doute.
Finalement, même si ce meurtre a effectivement eu lieu, en quoi cela m’avance-t-il ? Et puis… Quelle est l’explication la plus probable ?
Je suis peut-être tout simplement folle.
Gabrielle avait l’esprit ouvert. Elle ne croyait certes pas en Dieu et n’était pas superstitieuse, mais elle pensait que certaines choses étaient possibles. Ainsi laissait-elle le bénéfice du doute aux fantômes et, plus difficilement, aux voyants… Qui comptaient selon elle une large proportion de charlatans.
Malgré cela, Gabrielle ne parvenait pas à croire que des visions pussent surgir de la sorte dans sa vie, ni qu’un but ait pu lui être assigné.
L’hypothèse de la folie arrivait donc largement en tête de son pronostique.
Gabrielle demeura prostrée toute la soirée devant son petit écran. Elle se réveilla dans son canapé le lendemain matin, désorientée, un paquet de céréales non entamé - mais complètement défoncé - en guise d’oreiller.
Gabrielle ne put retenir un sourire.
A une époque où le politiquement correct était en apparence révolu, une nouvelle forme insidieuse de glissement sémantique avait pris place : l’alimentairement correct. Les spots publicitaires en étaient truffés : « Ne mangez pas trop gras, sucré ou salé », « pour votre santé, évitez de grignoter », et tout cela était bien évidemment consultable en détail sur www.mangez-bougez.fr.
Gabrielle, pour sa part, se moquait éperdument de se goinfrer de cinq fruits et légumes par jour.
Elle commençait déjà à se préparer pour aller travailler quand...
Mais attends, on est samedi, non ?
Chose que lui confirma son téléphone.
Complètement désorientée, Gabrielle se sentait déprimée. Elle décida d’attendre la suite des évènements, car elle disposait dorénavant d’une hypothèse qui lui permettrait de mieux analyser la prochaine vision.
Il n’y aura peut-être même pas de prochaine fois… Toute cette histoire peut très bien s’arrêter là !
Oui, le quotidien allait sans doute se remettre en ordre. La sombre ruelle ne s’était d’ailleurs pas manifestée depuis plusieurs jours et paraissait déjà bien lointaine. Il n’y avait a priori aucune raison qu’un tel épisode se reproduise : cette situation atteignait déjà un bon neuf sur le dix de ce que Gabrielle avait pu entendre autour d’elle en matière d’histoires étranges.
Gabrielle facilita son travail de déni protecteur en se déridant devant un nouvel animé.
Le week-end s’écoula, puis la semaine.
Au bout d’un mois, le moral de Gabrielle était revenu au beau fixe. Elle avait tout d’abord considéré que l’affaire était close, pour l’occulter ensuite purement et simplement de sa mémoire. Elle continuait à se documenter sur la Grèce antique à grand renfort de recherches internet, et commençait à disposer d’un dossier très complet sur l’Athènes de cette époque.
Gabrielle élaborait ce soir-là une synthèse des éléments recueillis. La nuit était déjà bien avancée quand elle acheva son travail et éteignit son ordinateur.
Gabrielle se leva du bureau de sa chambre en s’étirant. Elle venait d’imprimer son ouvrage sur papier A4, avec une feuille de garde sur laquelle le sujet et la date du jour étaient mis en valeur. Gabrielle en ferait un beau fascicule le lendemain, grâce au matériel de l’entreprise…
Athènes achevée, Gabrielle ne savait pas encore comment aborder le reste de son étude grecque.
Elle en était là de ses réflexions quand la sonnerie de la porte d’entrée retentit. Interloquée, la jeune femme sortit de la chambre, traversa le salon et se plaça silencieusement derrière la porte d’entrée.
Elle jeta un coup d’œil dans le judas.
Julien ? Mais qu’est-ce qu’il fiche ici à cette heure ?
Gabrielle fit entrer son visiteur. Elle lui offrit à boire et s’assit avec lui dans le canapé du salon.
Le jeune homme lança timidement :
- Ça doit faire au moins deux bonnes semaines qu’on ne s’est pas vus, non ?
- C’est pas faux mon petit Juju. Qu’est-ce qui t’amène si tardivement ?
- Bof, je voulais juste parler un peu… Et puis… Enfin je pense que tu en as une petite idée, non ?
Oui, Gabrielle avait bien sa petite idée sur le sujet, mais elle ne s’y sentait absolument pas disposée :
- Je vais te faire le coup de la migraine… Mais on peut parler si tu le souhaites !
Gabrielle et son invité discutèrent donc de choses et d’autres, tandis que l’humeur de la jeune femme ne s’améliorait guère.
Julien se leva au bout d’un moment et s’écria :
- Il faut vraiment que je te montre ça, tu vas voir à quel point c’est débile, c’en est vraiment tordant ! On devrait trouver l’adresse du site facilement… Le Gorafi je crois.
Il posa son verre et se dirigea vers la chambre à coucher afin d’accéder à l’ordinateur.
- Hou-là-là, c’est le bazar ici aussi !
Quelques minutes plus tard, Gabrielle riait déjà. Julien cliqua sur un lien et lança :
- Tiens, je crois que celle-ci n’est pas mal non plus !
Ce soir-là, Gabrielle décida finalement de faire l’impasse sur sa vertu.
Gabrielle ouvrit les yeux le lendemain matin, dans son lit. Julien était assis près d’elle, à même le sol. Il feuilletait le dossier qu’elle avait constitué sur Athènes.
- C’est pas mal ton truc... Commenta-t-il pensivement.
- Ça t’intéresse vraiment ?
- Oui.
Gabrielle se redressa et s’assit péniblement sur le lit. Elle avait du mal à croire que son amant manifeste un tel intérêt.
Elle fut donc surprise quand il ajouta :
- On dirait qu’il manque quelque chose.
- Comment ça ?
- Sur ta frise chronologique… Tout est parfaitement détaillé année par année, sauf une petite période.
- Montre-moi ça… Lança Gabrielle en se levant, dubitative.
- Tu vois, là : -431 à -425. Ça saute aux yeux : tu as laissé un blanc, comme si tu voulais le compléter ultérieurement.
Gabrielle eut beau retourner la feuille dans tous les sens, l’espace demeurait vide.
Comment est-ce possible ?
Gabrielle feuilleta vainement le reste du dossier à la recherche d’informations complémentaires.
- Ces années n’étaient peut-être pas intéressantes ? Tenta Julien.
- Justement non, je crois bien que la peste a frappé la cité à cette époque. C’est quand même dingue que j’aie omis ça !
L’épidémie n’apparaissait dans aucun des autres documents réunis par Gabrielle. Elle s’assit donc derrière son ordinateur, tapa peste Athènes sur Google, puis enfonça théâtralement la touche entrée.
- C’est ça, commenta Julien. 430 avant Jésus Christ… Pile dans l’espace blanc de ta frise.
Gabrielle se renfrogna :
- Ça fait partie des points qui m’intéressent le plus, il est quand même étonnant que j’aie mis cet évènement de côté !
Julien posa délicatement ses mains sur les hanches de Gabrielle, qui demeurait concentrée sur son ordinateur :
- Je n’ai pas envie Juju, mais…
- On peut parler, je sais. C’est dommage, on n’a finalement rien fait hier soir…
- T’avais qu’à être un peu plus réveillé ! Objecta distraitement Gabrielle.
Julien s’allongea sur le lit et observa sa partenaire, qui consultait ses épreuves papier.
C’est dingue, je n’ai traité ce sujet nulle part…
- … Même pas un petit bisou ?
- Nan !
A défaut de mieux, Julien céda aux avances de Morphée.
Ce furent les pleurs de Gabrielle qui le réveillèrent une heure plus tard, dans une chambre baignée de soleil.
- Gaby… Qu’est-ce qui ne va pas ? S’alarma-t-il en se précipitant vers elle.
Incapable de répondre, cette dernière suffoquait sur sa chaise. Julien tenta de la prendre dans ses bras mais fut aussitôt repoussé :
- Besoin... Respirer… Put seulement murmurer Gabrielle.
Elle repartit dans une incontrôlable crise de larmes ponctuée de reniflements et de hoquets.
Julien demeura penaud au milieu de la chambre… Ce qui était apparemment l’attitude appropriée puisque les spasmes de Gabrielle cessèrent.
Elle congédia alors poliment son visiteur.
- Et surtout repose-toi bien… Eut-il à peine le temps de placer, avant que la porte de l’appartement ne se referme sur son nez.
Julien n’avait pas de plan de secours pour la journée, aussi déambula-t-il dans le quartier en s’interrogeant sur le comportement de sa partenaire.
Il ne connaissait que peu de choses de sa vie. Il était certes familier de ses habitudes et ses goûts, notamment pour les animés japonais tels que Trinity Blood, Moon Phase ou Hellsing. Il pouvait même dresser mentalement le portrait de certains de ses collègues, alors qu’il n’en avait jamais vu aucun.
Mais tout cela était superficiel. Quelles étaient les pensées de Gabrielle ? Cachait-elle une blessure secrète ?
Ce qui est sûr, c’est qu’elle est vraiment mignonne. Ça ne facilite pas les choses.
Julien avait en effet remarqué depuis longtemps qu’il tombait malade chaque fois qu’il côtoyait Gabrielle. Quelle qu’en fût la raison – allergie ou autre –, les conséquences étaient pénibles.
Gabrielle présentait toutefois une qualité indéniable pour un garçon rétif à l’engagement : elle ne cherchait pas à former un couple stable malgré le temps qui passait… Et, comble du luxe, elle n’avait aucune retenue une fois nue sous la couette.
Le dilemme qui résultait de cette situation plongeait Julien dans un abîme de perplexité.
Attendons de voir comment tout cela va évoluer.
Sitôt la porte d’entrée claquée et verrouillée, Gabrielle se rua dans la salle de bain pour vomir. Elle y parvint presque : toutes les sensations étaient présentes, y compris celle de l’estomac se retournant comme une chaussette... Mais rien ne sortait.
Ça fait trop longtemps que tu as pris ton dernier repas ma vieille, tu dégobilles à vide.
Le front en sueur, Gabrielle s’assit à même le carrelage froid, près de la cuvette des toilettes. Son corps était encore parcouru de légers tremblements.
Gabrielle tituba jusqu’à la chambre et s’allongea sur le lit, depuis lequel elle fixa le plafond. Puis elle attendit que le calme revienne en elle.
Gabrielle ne comprenait pas ce qu’il s’était produit. Elle avait trouvé, sur Wikipédia, un article traitant des ravages de la peste à Athènes. Elle avait commencé à le parcourir et s’était sentie de plus en plus oppressée, jusqu’à ce qu’un simple détail déclenche en elle une peur panique.
Qu’est-ce que c’était déjà ?
Gabrielle recherchait ce qu’il subsistait de cet article dans sa mémoire, quand la sensation d’oppression se manifesta à nouveau.
Ça va recommencer !
Un invisible poing appuyait de plus en plus fortement sur sa gorge. Elle vida tant bien que mal son esprit, se tourna sur le côté et sombra lentement dans un sommeil fiévreux.
Gabrielle décida dès son réveil d’éviter soigneusement le sujet de la peste jusqu’à nouvel ordre
Elle invita Julien chez elle deux jours plus tard. Ils jouaient sur la console du salon depuis plus d’une heure quand ils décidèrent de marquer une pause.
Julien tenta timidement :
- Peut-être veux-tu parler de ce qu’il s’est passé la dernière fois ?
- C’est pas bien grave.
- T’es sûre ? Je te trouve tristounette ces temps-ci !
Gabrielle repensa malgré elle à la peste athénienne ; une angoisse sourde étreignit aussitôt sa poitrine.
Incapable de se contenir plus longtemps, elle confia finalement la totalité de son histoire : depuis les deux rencontres avec le cadavre de la ruelle, jusqu’à son étrange et nouvelle phobie.
- Tu crois que je suis cinglée, n’est-ce pas ? Interrogea-t-elle craintivement, en guise de conclusion.
Mais oui, c’est certain : il va me prendre pour une timbrée…
- Eh ben on n’entend pas ça tous les jours… Commença Julien.
… Et il va me larguer dans la foulée. C’est couru d’avance.
Gabrielle scrutait les yeux de son amant, guettant le moindre signe de jugement ou de pitié. Le regard placide de ce dernier ne laissait rien paraître.
- Il y a un point commun à tes deux problèmes, lâcha-t-il finalement.
- … Ah bon ?
Gabrielle ne s’attendait pas à ce genre de réponse.
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